Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’intensité au moment du péril. Il fut donc bien douloureusement surpris de se sentir aussi faible en face d’un événement qu’il avait prévu, et honteux du sentiment de jalousie que lui faisaient éprouver les prévenances si naturelles de Wilhelm pour Frédérique. Il épiait leurs mouvemens, leurs regards même, et son imagination frappée s’exagérait l’importance des mots les plus insignifians, des circonstances les plus vulgaires. Le chevalier voyait-il Wilhelm causer avec Frédérique dans un coin du salon, il en sortait précipitamment le cœur tout meurtri ; les rencontrait-il se promenant dans le jardin, il les évitait, et allait dans sa chambre dévorer silencieusement sa douleur et cacher sa faiblesse. À qui pouvait-il confier sa peine ? à quelle personne de la maison un homme de quarante ans, sans fortune et sans état, pouvait-il avouer le sentiment profond qu’il avait conçu pour une enfant de dix-sept ans, riche, belle, intéressante et destinée, selon toutes les probabilités, à un splendide avenir ? Mme de Narbal seule eût été digne de la confiance du chevalier ; elle seule pouvait comprendre la pureté, la fatalité d’une passion de poète née d’un souvenir, nourrie et développée par le culte de l’art et l’admiration pour les belles choses. S’il avait osé ouvrir son cœur à cette aimable femme, d’une intelligence si vive et d’une âme si compatissante, elle l’eût aidé de ses conseils a traverser cette crise douloureuse, et peut-être eût-elle été capable de le servir auprès de sa nièce et de la famille qui l’avait adoptée ; mais, peu communicatif de sa nature, le chevalier craignait avant tout de manquer de respect à la comtesse et d’altérer l’amitié dont elle l’honorait : il garda son secret et souffrit silencieusement.

Il ne savait quel parti prendre. Tantôt il voulait fuir la maison et quitter brusquement le pays, tantôt il s’acharnait à voir de près le’ spectacle de sa défaite et à constater les progrès de son malheur. Ce n’est pas que Frédérique fût moins aimable pour le chevalier, moins docile à ses conseils et moins reconnaissante pour le bien qu’elle en avait reçu. Lorsqu’elle était seule avec lui dans le courant de la semaine, elle le recherchait avec le même empressement, et ne se montrait pas moins éprise de son esprit et du charme de sa parole ; mais à l’arrivée de Wilhelm de Loewenfeld ses beaux yeux bleus se dirigeaient involontairement sur l’élégant jeune homme, et le pauvre chevalier était relégué au second plan. C’était la jeunesse qui allait à la jeunesse, c’était la fleur qui se tournait vers la lumière fécondante, c’était la vie qui réclamait la vie. Il faut avoir aimé, et aimé une femme que le temps, la fortune et l’opinion éloignent de vous, pour comprendre la douleur de Lorenzo. Un poète a dit admirablement : « L’amour vrai est le fruit mûr de la vie, c’est un fruit qui ne vient que quand tombent les feuilles. Il y a