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ce que vous pensez de M. le chevalier Sarti, et comment vous expliquez l’engouement dont s’est éprise notre excellente amie pour cet étranger que personne ne connaît.

— Je m’explique tout cela fort naturellement, répliqua M. de Loewenfeld sans se déconcerter et sans trahir ses vrais sentimens. M. le chevalier Sarti a été présenté à la comtesse par son vieil ami le docteur Thibaut. Compatriote de sa grand’mère, ayant les mêmes goûts pour la musique et presque les mêmes idées, que je suis loin de partager, M. le chevalier a dû être accueilli par la comtesse de Narbal avec la bienveillance qui la caractérise.

— Je ne dis pas le contraire, monsieur le baron, répondit Mme Du Hautchet en faisant de petites mines malicieuses ; mais je trouve que M. le chevalier prolonge bien son séjour dans cette bonne maison, et qu’il prend un peu trop de soin de l’éducation de Mlle Frédérique.

— Que voulez-vous dire ? répondit M. de Loewenfeld en attachant un regard attentif sur Mme Du Hautchet.

— Je veux dire, monsieur le baron, que ce Vénitien, qui nous est arrivé ici on ne sait trop par quel chemin, s’y trouve bien, et qu’il n’a pas envie de nous quitter si tôt.

Ce trait acéré de Mme Du Hautchet alla droit au cœur du baron, et fournit un grief précis et plausible à la haine toute gratuite qu’il portait au chevalier. Sans perdre son sang-froid et sans s’expliquer plus qu’il ne lui convenait, M. de Loewenfeld fit comprendre à Mme Du Hautchet qu’il était du devoir des amis de la comtesse d’éveiller son attention sur le manège d’un homme sans fortune et sans position. — Il vous appartient, madame, ajouta-t-il, de vous mêler d’une affaire qui peut avoir les plus graves conséquences pour notre chère comtesse. J’ignore si Mme de Narbal, qui vit un peu au jour le jour, a formé quelque projet sur l’avenir de sa fille et de ses deux nièces ; mais dans tous les cas elle ne saurait avoir l’intention de faciliter l’union d’une jeune et riche héritière de sa famille avec un étranger qui ne lui apporterait que des rêves creux et vingt ans de plus. Les Rosendorff d’ailleurs ne se prêteraient pas à une combinaison aussi folle.

La remarque du baron sur les Rosendorff fut pour Mme Du Hautchet un trait de lumière. Elle comprit tout de suite quel parti elle pouvait tirer de l’orgueil d’une famille de riches marchands pour combattre les projets ambitieux qu’elle supposait au chevalier. Une conspiration sourde et mesquine s’organisa dès lors autour du Vénitien. On épiait ses démarches, on commentait ses paroles, on jugeait avec malignité ses actes les plus innocens. S’impatronisant de plus en plus dans la maison de la comtesse, Mme Du Hautchet poursuivait le chevalier de sa présence importune, et ne lui laissait que de rares instans de liberté où il pouvait se trouver seul