apercevoir le docteur et Mme de Narbal parmi les nombreux promeneurs qu’on voyait sur la route spacieuse qui longe la colline, le chevalier revint brusquement sur ses pas, et monta au château par le chemin accidenté que les voitures ne peuvent pas aborder. Il était à peu près quatre heures de l’après-midi. Le soleil commençait à décliner, ses rayons pâlissans projetaient sur la belle végétation qui enveloppe ces magnifiques ruines une couche de lumière d’or qui prêtait au paysage une teinte mélancolique pleine de charme. Lorenzo montait lentement par ce chemin solitaire d’où l’on découvre toute la belle vallée que féconde le Neckar, lorsque, parvenu sur la grande terrasse qui occupe la place des anciens jardins du château, il vit, près de la fontaine dite des Princes, un grand nombre de personnes groupées autour d’une bande de musiciens ambulans. C’étaient de pauvres Bohèmes, la plupart des environs de Prague, qui jouaient de toute sorte d’instrumens à vent et qui formaient un de ces corps d’harmonie qui parcourent l’Allemagne. Ils exécutent des valses, des fragmens de symphonie qu’ils s’approprient tant bien que mal, mais surtout des chants populaires dont les plus illustres compositeurs, Haydn, Mozart, Beethoven et Weber principalement, n’ont pas dédaigné d’imiter la tournure franche et la douce gaîté, toujours mêlée d’un peu de mélancolie.
S’étant mêlé au groupe des auditeurs, le chevalier porta aussitôt ses regards sur un enfant de douze ou quatorze ans qui était au milieu du cercle formé par la bande des musiciens ambulans. Il tenait un violon à la main dont il se disposait à jouer, après avoir pris le ton d’un homme plus âgé qui donnait du cor. La physionomie de cet enfant était vive, accentuée, empreinte de je ne sais quelle expression de tristesse résignée qui offrait un contraste frappant avec les traits rudes et mal ébauchés des autres musiciens. Il portait un gentil costume de Tyrolien : une chemise bouffante contenue par de grandes bretelles rouges, une veste de velours, des culottes en peau de chamois noir, des bas bleus avec des souliers à boucles d’acier et un chapeau pointu à larges bords, orné d’un bouquet de plumes d’oiseaux. Sa taille était plutôt ramassée que svelte, et son teint, d’un blanc mat, indiquait un tempérament délicat et un peu maladif. Après avoir accordé son violon et préludé sur son instrument pendant quelques secondes, l’enfant se mit à jouer un thème facile et gracieux que les autres musiciens accompagnaient par des bouffées d’accords plaqués. S’animant peu à peu aux sons vibrans que produisait son archet, le jeune virtuose prit tout à coup une attitude de dignité que tout le monde remarqua. Ses yeux noirs, pleins d’une émotion fiévreuse, projetaient sur son visage pâle et endolori je ne sais quel rayon de vie qui transfigurait tout son être. Son exécution, imparfaite quant aux difficultés du mécanisme, avait un