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un peu vif ne l’avait tirée encore de la quiétude ornée de sa noble existence. Elle avait beaucoup d’estime et même de l’affection pour le chevalier, qu’elle savait malheureux. Fanny avait deviné, non pas l’amour profond que le chevalier avait conçu pour Frédérique, mais le vif intérêt qu’il prenait au développement moral de cette précieuse organisation féminine. Elle le plaignait intérieurement de le voir si mal récompensé de ses soins et de n’avoir pas rencontré dans sa cousine Frédérique un cœur plus reconnaissant et un caractère plus mûr et moins versatile. Sans trop comprendre la cause de l’instabilité d’humeur de Frédérique pour le chevalier, Fanny blâmait sa conduite capricieuse vis-à-vis d’un homme à qui elle devait au moins des égards. Après le dîner et dans la soirée, il vint assez de monde chez le docteur Stolz. Frédérique, à l’invitation de Mme de Narbal, entra dans une grande pièce, qui était la bibliothèque du médecin, et se mit au piano pour jouer quelques valses. Le chevalier s’approcha de Mlle de Rosendorff, et pendant qu’elle préludait : — Vous partez ? lui dit-il tout bas.

— Oui, répondit-elle, un peu distraite en apparence, oui, dans quelques jours.

— Que dois-je espérer ? répondit le chevalier, qui, tout tremblant, s’était appuyé au piano.

— Ah ! lui dit-elle d’une voix sourde et à mots entrecoupés,… tout est fini… On sait tout, et Mme de Rosendorff m’emmène…

Ils furent interrompus, et le chevalier s’éloigna, ne sachant trop où se réfugier pour cacher son émotion. Il se jeta sur une longue chaise de cuir qui était adossée à un grand rayon de la bibliothèque remplie d’in-folio. Il prit un de ces in-folio et feignit de le lire pour cacher les larmes qui baignaient son visage. Fanny, qui, tout en suivant la valse, avait remarqué l’émotion du chevalier, se pencha vers lui. — Fi donc ! un homme pleurer ! dit-elle à Lorenzo.

— C’est parce que je suis un homme, répondit le chevalier, que je m’honore de ma faiblesse.

La valse continua sans que personne se fût aperçu de l’incident, lorsqu’en passant devant le piano, Fanny dit rapidement à Frédérique : Regarde donc le chevalier !

À peine ces mots étaient-ils prononcés, qu’il fallut transporter Frédérique évanouie dans une pièce voisine. Cet incident mit fin à la soirée. Rentré dans son petit appartement, le chevalier passa toute la nuit dans une douloureuse agitation. Il ne resta que deux jours à Manheim, et il n’osa se montrer à personne, tant il avait honte de sa faiblesse.

De retour à Schwetzingen, Lorenzo y fut reçu avec la cordialité habituelle. Personne ne parut se souvenir de l’épisode de Manheim.