que c’était le pire des gouvernemens. Je n’entends, ajoutait-il, que philosophes dire comme persuadés que l’anarchie même est préférable, puisqu’elle laisse du moins ses biens à chaque habitant, et que quelques troubles, quelques violences qui y surviennent, ne préjudicient qu’à quelques individus et non au corps de l’état comme ici… Voici comment je définirais en deux mots notre gouvernement : une anarchie dépensière… Nulle fermeté, nulle résolution, nulle décision quelconque ; c’est la girouette sur laquelle souffle tour à tour chacun des courtisans qui l’environnent… Ainsi les plus grandes fautes restent impunies ; aucun vice, aucun abus ne peut se corriger… La faiblesse et l’abandon à des impulsions mal dirigées nuisent à la société bien plus ingénieusement que la malice la plus raffinée. Ce règne-ci en est une preuve, car, avec ces défauts, il a plus empiré le mal que les règnes bien plus tyranniques qui l’ont précédé… Louis XV n’a su gouverner ni en tyran, ni en chef de république. Malheur pourtant à l’autorité royale, si elle ne prend ni l’un ni l’autre parti !… Il souffle d’Angleterre un vent philosophique, on entend murmurer ces mots de liberté, de républicanisme ; déjà les esprits en sont pénétrés, et l’on sait à quel point l’opinion gouverne le monde. »
Le laisser-aller de Louis XV favorisait à la fois l’émancipation des esprits et le développement des abus. En même temps que les philosophes prenaient la liberté de rêver tout haut une perfection idéale, la réalité devenait plus choquante. Les faits et les idées formaient un contraste violent : les faits étaient révoltans et les idées étaient chimériques. Les princes absolus qui ont l’imprudence d’abandonner le gouvernement des âmes sans renoncer au gouvernement exclusif des affaires font de leurs sujets des visionnaires et des révolutionnaires. La liberté intellectuelle sans la liberté politique est un poison qui tue les gouvernemens et qui provoque chez les peuples des crises parfois salutaires, mais toujours périlleuses. Quand le sentiment de la responsabilité et le sentiment de la vérité, que développe l’habitude d’agir librement, ne contiennent pas le libre essor de l’imagination et de la passion, l’imagination et la passion prennent le mors aux dents. Tant que l’homme n’a point à passer de la pensée et de la parole à l’action, il ne prend pas l’habitude de peser les conséquences pratiques de ses paroles et de ses pensées. L’action est un frein nécessaire à la critique et à la théorie. Voltaire, le plus sensé des philosophes du XVIIIe siècle, a contribué pourtant à répandre l’absurde et pernicieux aphorisme que « le peuple ne veut jamais et ne peut vouloir que la liberté et l’égalité. » C’est qu’il croyait ne faire qu’une malice au pouvoir absolu ; c’est qu’il ne croyait pas donner une règle de conduite. Mis aux prises avec les faits, il n’aurait voulu pour rien au monde d’un gouvernement basé sur une idée