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de tous les hommes, parce que nul peut-être, depuis le Christ, n’a si complètement ramassé, si douloureusement porté en lui-même toutes les misères de notre espèce, — tel est le Pascal que Vinet, dès 1833, faisait comprendre à ses auditeurs de Bâle, et que la France ne devait concevoir sous cette forme définitive que bien des années plus tard, grâce aux travaux contradictoires de M. Cousin et de M. Sainte-Beuve, de M. Havet et de M. Faugère. Quand l’auteur de Port-Royal, en son troisième volume, nous exposa la radieuse théorie des trois ordres, cette théorie cachée dans le pêle-mêle des Pensées et mise dès lors en toute lumière, il nous sembla que la pénétration de l’auteur n’avait jamais été plus féconde. Cette théorie, qui est la clé des Pensées, Vinet l’avait découverte avant tous, et le premier jour où il s’occupe de Pascal, c’est par là qu’il commence. Nous n’osons dire que Vinet soit un promoteur, ce mot éveillant l’idée d’une prédication bruyante, d’une lutte contre la foule rebelle, et pourtant quel initiateur que celui dont les simples études inspirent aux maîtres leurs meilleures pensées ! On se rappelle encore l’agitation produite dans le monde des lettres le jour où M. Cousin, en philosophe et en artiste, essaya de porter la lumière de la critique moderne au fond le plus intime de l’âme de Pascal. M. Sainte-Beuve, éclairé par Vinet, avait pris d’avance une position inexpugnable : il avait prouvé que si le christianisme de Pascal était violent, abrupt, inaccessible au commun des mortels, on ne pouvait cependant, sans faire abus des mots, trouver le scepticisme dans une âme que remplit et passionne la nécessité de la foi à l’Évangile. Il prit donc parti contre la thèse de M. Cousin, et, résumant ce débat pour le juger, il écrivait dans la Revue : « Déjà, dans d’admirables et discrets articles, un homme qu’il y a toujours profit à citer, M. Vinet, avait proféré à ce sujet des paroles qui, si on les avait mieux lues ici, auraient fait loi[1]. »

Ces articles avaient paru dans le Semeur, grave recueil tout chrétien, dont les principes, la vigilance, la voix modeste et ferme convenaient merveilleusement à l’apostolat de Vinet ; la collaboration de Vinet au Semeur est en effet un des épisodes considérables de sa vie, et cet épisode se rattache encore à son séjour à Bâle. Le Semeur avait été fondé à Paris peu de temps avant la révolution de 1830 ; dans cette explosion d’idées qui avait suivi la chute de la restauration, au milieu de ces fermens de toute nature qui bouillonnaient chez nous comme dans une cuve immense, le christianisme libéral considéra comme un devoir de parler, d’agir, de surveiller le mouvement public, de juger les intentions et les œuvres, de semer enfin

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1844.