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partage en deux groupes naturels, celui des langues malaises et celui des langues polynésiennes, parlés le premier de Madagascar aux Philippines, l’autre dans toutes les îles de la Mer du Sud. L’aire linguistique est donc absolument la même que l’aire anthropologique déterminée par les caractères physiques des populations. Il est impossible de désirer une plus parfaite concordance.

Comme toujours, c’est surtout la grammaire, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus fondamental dans le langage, qui établit entre ces deux groupes les relations dont il s’agit ici. Le vocabulaire n’y entre que pour une très faible part, et de ce dernier fait on a voulu parfois tirer des conclusions évidemment inexactes. M. Crawfurd, à qui l’on doit sur les langues des archipels indiens un ouvrage des plus remarquables, n’a trouvé dans le maori, dialecte de la Nouvelle-Zélande, que 85 mots malais sur 5,254 mots indigènes ; aux Marquises et aux Sandwich, la proportion est de 74 mots malais ou javanais sur 6,123. Ces chiffres sont faibles, et l’éminent linguiste à qui je les emprunte les emploie à titre d’argument pour nier le rapprochement admis par tous ses confrères. À part néanmoins ce qu’a de remarquable ce fait, que des mots franchement malais ou javanais se retrouvent aux confins les plus éloignés de l’Océanie, il est permis de penser que, dans le cours des âges, bien des ressemblances de la même nature ont dû s’effacer et disparaître. « Le polynésien, dit M. Pruner-Bey, est le langage le plus émasculé qui existe. » Le dialecte de Tonga, le plus fortement articulé de tous, n’a que 15 consonnes, celui de Tahiti 10, celui des Sandwich 7, et Hale n’en a trouvé que 6 dans les îles australes ; le malais et le javanais en ont 18. On comprend que de pareilles différences alphabétiques doivent réagir sur la langue et défigurer les mots de manière à les rendre méconnaissables. On peut du reste en juger par ce qui se passe en ce moment. Depuis l’époque de la découverte, un certain nombre de mots, anglais se sont infiltrés dans le polynésien : ils y sont aujourd’hui aussi nombreux que ceux d’origine asiatique ; mais qui reconnaîtra schoe (soulier) dans hui, rice (riz) dans laiki, bread (pain) dans palora ou palao, et ox (bœuf) dans pifa[1] ? Ces mots ont été évidemment modifiés ou transformés par suite des nécessités de la langue ; n’a-t-il pas dû en arriver de même à un certain nombre de termes malais ou javanais quand le polynésien manquait des articulations nécessaires pour les reproduire ?

Ce qui précède laisse supposer du reste que les expressions dont il s’agit sont étrangères au fond de la langue, et importées aussi bien que les mots anglais. Telle est en effet l’opinion de M. Crawfurd. Ce savant, qui tient à séparer autant que possible les races

  1. J’emprunte ces exemples à l’ouvrage de M. Crawfurd.