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De sourds murmures grondent au-dessus de sa tête. Il s’arrête, croyant entendre les sombres génies de la montagne menacer le téméraire qui a osé profaner leurs sauvages retraites. Mais lorsque, vivant de la vie du désert, son corps s’est fait à la fatigue et aux exigences du ciel austral, tout s’aplanit devant lui. Son pied devient plus sûr, son œil sait lire à travers le feuillage, ses sens atteignent une puissance surnaturelle ; le redoutable sanctuaire ouvre enfin ses portes mystérieuses. Des voix intérieures lui révèlent alors des harmonies nouvelles, son âme s’inonde d’une poésie inconnue. Perdu dans de vagues rêveries, il voit passer comme des ombres fugitives les lointains souvenirs de l’enfance et des lieux qui l’ont vu naître. Les merveilles de la civilisation ne lui apparaissent plus que comme un songe étroit et mesquin au milieu de cette immense nature qui lui donne la liberté pour compagne, l’infini pour horizon, le désert pour patrie. Aussi s’avance-t-il sans crainte dans ce dédale naguère inaccessible. Les obstacles semblent disparaître, les périls s’éloigner. On dirait que la forêt l’a pris sous sa protection et l’adopté pour un des siens.

Tel est l’aspect du désert dans son ensemble. Si maintenant on veut l’étudier de près, on s’aperçoit bientôt que chaque montagne, chaque fleuve, chaque heure pour ainsi dire du jour, lui impriment une physionomie particulière. Sur les bords de l’Atlantique, les tons paraissent moins crus, comme s’ils étaient adoucis par l’azur des îlots. Quelquefois des bois de mangliers courent le long des rives, s’avancent au loin dans les eaux, portés par leurs racines aventureuses, et ne disparaissent que submergés par les vagues. Le voyageur étonné se demande si c’est la mer qui menace la forêt, ou si ce ne sont pas plutôt les arbres qui forcent l’Océan à reculer. Les flots qui viennent éternellement se briser sur ces troncs noueux font jaillir des gerbes de poussière argentée à travers le feuillage et envoient jusque dans les profondeurs du bois des gémissemens sourds et prolongés. Plus loin, sur les collines qui bordent le rivage, la scène change sans rien perdre de sa grandeur. Aux premières approches du matin, les parfums humides des plantes s’élèvent en légères. vapeurs au-dessus du sol, ondoient quelques instans à l’extrémité des cimes, puis disparaissent devant les rayons du soleil. Bientôt une atmosphère embrasée inonde ces dômes de son coloris chaud et lumineux : c’est l’heure du grand silence. Parfois cependant un bruit subit trouble la solitude : c’est un fruit qui s’ouvre, un arbre qui tombe, un animal qui pousse un cri. Comme l’Océan, le désert a ses frémissemens soudains et ses voix mystérieuses. Ces bruits prennent parfois un caractère inquiétant pour le voyageur attardé que la nuit surprend dans les picadas de la forêt.