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colonisation. Enfans du désert, il leur faut les grands bois, les retraites profondes ; ils reculent d’eux-mêmes devant le vide que le feu du colon agrandit chaque jour. Le véritable fléau de la forêt vierge, celui qui après les miasmes fiévreux cause le plus de tort aux défrichemens naissans, ce sont les invasions de ces myriades d’animalcules qui remplissent à la fois l’air, le sol et la forêt, et auxquels nul être ne peut échapper. Sans essayer un dénombrement impossible, nous nous bornerons à montrer les principaux en donnant la préséance au plus petit, qui est en même temps le plus célèbre de tous. Pour peu qu’on soit observateur, on n’est pas longtemps sans remarquer que certains noirs ont perdu les dernières phalanges des orteils. Celui qu’on interroge sur la cause de cette disparition répond invariablement : — He bicho (c’est l’animal). — Une telle réponse redouble la curiosité au lieu de la satisfaire, et l’on demande quel est cet animal. Étonné à son tour que la phrase paraisse insuffisante, l’interlocuteur se décide à y ajouter un troisième mot : — Bicho dos pes (animal des pieds).

— Mais comment est cet animal ?

Não sei, senhor

Ici se termine le dialogue. Le noir a épuisé sa science, et il serait inutile d’insister, libre au voyageur de faire des conjectures sur cet animal impossible, en attendant de plus amples explications, qui d’ailleurs ne tarderont pas à venir.

À quelques jours de là, ayant occasion de passer une nuit sous un rancho ou dans une venda, le voyageur sent des picotemens aux pieds comme s’il s’agissait d’une petite épine. Il prie une âme charitable de vérifier et de procéder à l’extraction (il faut bien se garder surtout de s’adresser à un blanc ou à un homme libre), et l’opérateur montre bientôt un point noir au bout d’une épingle. En même temps deux énormes rangées de dents blanches s’ouvrent au milieu de leur cadre d’ébène, et le patient entend répéter la formule qu’il connaît déjà : He bicho. Il tire alors sa loupe de l’étui de voyage, non sans un certain hochement de tête ; mais il ne tarde pas à se convaincre que le noir disait vrai : il a sous les yeux un véritable insecte, avec antennes, pattes, suçoir, thorax et abdomen. C’est le fameux bicho dos pes.

Le bicho, que Linné a si heureusement appelé pulex penetrans (puce pénétrante), est tout simplement, comme son nom l’indique, un animalcule du genre puce, de dimensions tellement réduites qu’il est à peine visible à l’œil nu. Cette taille microscopique lui permet de s’introduire sous l’épiderme, où il trouve à la fois un gîte, des provisions inépuisables et une douce température pour faire éclore ses œufs. Ces œufs, qui à la loupe ont l’air de petite haricots, sont