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doutes poignans. Il est introduit néanmoins, au bout de quelques minutes, dans le cabinet des chefs de la maison de banque, qui lui offrent de le satisfaire au moyen de lettres de crédit. En tout autre temps, il lui eût semblé puéril de refuser un pareil mode de paiement ; mais, sous le coup des anxiétés par lesquelles il vient de passer, rien ne lui paraît solide, rien ne lui paraît acceptable, si ce n’est le hard cash, à savoir le billet que la Banque d’Angleterre elle-même a promis d’échanger à vue contre de belles guinées sonnantes et trébuchantes. Il insiste donc, et finit par obtenir sous cette forme le solde qui lui est dû ; mais parmi les billets qui lui sont remis, il en reconnaît un qu’il a vu verser, avec beaucoup d’autres, quelques minutes auparavant, dans la caisse des Anderson par un des agens de l’administration civile. Cette circonstance significative lui prouve que la maison de banque, réduite aux abois, a dû solliciter l’appui pécuniaire du gouvernement. Une heure plus tôt, il n’eût peut-être pas été payé ; un jour plus tard, il ne le serait peut-être plus. De là cette immense joie qu’il éprouve, au sortir de l’antre commercial, à bourrer de ses bank-notes un solide portefeuille dont il n’entend plus se séparer désormais avant d’avoir revu sa patrie.

Joie immense, disons-nous, mais bientôt suivie d’un âpre souci. C’en est fait de la sereine indifférence que l’honnête marin portait au milieu des périls de sa profession. Le sentiment de la responsabilité qu’il a prise, la crainte des accidens qui peuvent survenir, le calcul de toutes les mauvaises chances auxquelles son trésor est exposé, assiègent et troublent son âme candide. Il ne se reconnaît plus, habitué qu’il était autrefois à mépriser les menaces de la tempête, les mille hasards de l’Océan ; mais alors il n’aventurait que lui. Maintenant c’est l’avenir de sa femme, le sort de ses enfans, que le plus futile accident peut compromettre. Ses préoccupations raccompagnent jusqu’au port chinois de Whampoa, où il a reçu l’ordre d’aller prendre le commandement de l’Agra et de ramener jusqu’au Cap, où l’attend un nouveau capitaine, ce navire, sur lequel il avait songé à prendre passage pour sa traversée de retour. Après avoir un peu oublié ses propres inquiétudes au milieu des soucis de tout ordre qui accompagnent un embarquement précipité, il les voit renaître plus vives que jamais sur ces mers infestées de pirates où les amiraux chinois lui ont signalé la croisière de deux schooners plus que suspects, équipés par des flibustiers portugais. Dodd a gardé pour lui ce fâcheux renseignement ; mais lorsqu’une voile étrangère lui est signalée au droit de son navire, il devine sans peine de quoi il s’agit et prend à l’instant même toutes les mesures nécessaires soit pour échapper aux forbans, soit pour les combattre,