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nous ne voyons pas pourquoi on lui refuserait l’approbation et les applaudissemens prodigués naguère à ses émules. Silverton-Grove et Drayton-House resteront dans la mémoire de nos contemporains au même titre que l’école où Nicholas Nickleby subissait la tyrannie de l’abominable Squeers, au même titre que cette plantation de la Rivière-Rouge où l’affreux Legree donnait carrière à ses passions brutales. Tortures physiques, tortures morales, sont accumulées à plaisir dans l’un et l’autre de ces séjours maudits, qu’on nous représente comme peuplés de bourreaux et de victimes. L’inflexible romancier met tout son art à rendre plausible et presque probable une combinaison de manœuvres criminelles et d’effroyables souffrances que la froide raison révoque en doute au premier abord, et qui trouvent un démenti instinctif dans l’expérience la plus restreinte. On pourrait croire, le prenant au mot, que, moyennant quelques formalités facilement remplies, moyennant certaines connivences obtenues sans trop de peine, la maison d’aliénés reçoit et garde à jamais, privé de toute communication avec le dehors, le malheureux, dont une famille opulente voudrait se débarrasser sous prétexte de folie. S’il n’est pas insensé lorsqu’il y entre, des médecins complaisans, au service de directeurs avides[1], se chargeront de le « mettre au pair, » c’est-à-dire de troubler sa raison à grand renfort de stupéfians et de drastiques. Refuse-t-il les remèdes empoisonnés qu’on lui a présentés, on les lui administre de vive force à l’aide d’un entonnoir. Se révolte-t-il, on a pour le dompter des athlètes qui le jettent pieds et poings liés dans la padded-room, la « chambre matelassée. »

Figurez-vous Alfred enlevé le matin à sa fiancée et passant sa nuit de noces ! Figurez-vous, quelques jours plus tard, ce brillant échantillon de la jeunesse universitaire luttant corps à corps avec un de ses gardiens qu’il a exaspéré, bravé, provoqué, dans un moment de colère aveugle ! Voyez-le encore garrotté aux pieds de cet ignoble adversaire, qui, se laissant tomber sur lui de tout son poids, pétrissant de ses genoux ce corps inerte, tantôt lui foulant la poitrine, tantôt le visage, cherche à lui porter un de ces coups mortels dont la trace ne se retrouve pas ! Voyez-le comprenant que sa vie est en danger, et de ses dents, la seule arme qui lui soit laissée, prenant au visage, avec l’acharnement du bouledogue, son brutal assassin ! Aux cris de ce misérable accourt la matrone de Silverton-Grove, la Proserpine de cet enfer, la belle et redoutable mistress Archbold. Le farouche gardien est saisi, garrotté aussitôt,

  1. L’établissement d’un asile privé, permis à tous moyennant licence, devient fréquemment une affaire de pure spéculation.