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Marseille, avait attiré l’attention par son ardeur fanatique dans les fonctions d’accusateur public près du tribunal révolutionnaire de Brest : on l’appelait Victor Hugues. Nommé, comme tant d’autres, uniquement en raison de sa fervente adhésion aux idées nouvelles, aussi étranger à la guerre qu’à l’administration, rien dans son passé n’annonçait l’homme qui allait se révéler en lui ; mais il donna sa mesure dès le début. L’escadrille, par une coïncidence fortuite, avait quitté Rochefort trois jours après la reddition de la Guadeloupe, et se dirigeait vers cette île, qu’elle croyait encore française. Elle ne fut désabusée qu’à l’atterrissage. À notre poignée d’hommes, les Anglais, maîtres de la mer, opposaient une armée de quatre mille soldats, amplement pourvue et soutenue par une flotte de trente-deux navires, dont quatorze vaisseaux et frégates. Chez nous, l’attaque avait peu de partisans parmi les chefs et les hommes du métier ; seul, Hugues n’hésita point. Sans entrer dans le détail de cette lutte extraordinaire, il suffira de rappeler qu’il ne s’agissait pas d’un de ces coups de main heureux comme l’histoire en a souvent enregistré, et dont le succès, disait Napoléon, dépend d’une oie ou d’un chien. Ici ce fut une bataille de sept mois, sans que Hugues faiblît un seul jour. Huit mille hommes nous furent successivement opposés ; huit cent soixante seulement s’embarquèrent dans la nuit du 10 au 11 décembre 1794, en nous abandonnant dans le fort Saint-Charles, leur dernier boulevard, soixante-seize canons et des approvisionnemens considérables. Hugues était couché lorsque la nouvelle lui en parvint. Entendant parler de sa chambre, il crie de son accent provençal le plus pur à son aide-de-camp : Caffin, qu’est-ce donc ? — L’évacuation du fort. — Ah ! ah ! c’est bien ; Caffin, appelle la musique, et fais jouer : Ça ira, les aristocrates à la lanterne ! — La musique s’assemble, et trouble le silence de la nuit avec le triste refrain aimé de Victor Hugues[1].

La Guadeloupe une fois en son pouvoir, Hugues l’organisa à sa façon. Ce furent d’abord des épurations révolutionnaires dignes de Carrier et de Collot d’Herbois : l’on vit par exemple huit cent soixante-cinq émigrés (car on avait donné à ces malheureux proscrits le même nom qu’en France) fusillés en une seule fournée sur le morne Savon. Bientôt néanmoins le représentant du comité de salut public se contenta de quelques guillotines dressées en permanence, et il avisa aux moyens de tirer de sa conquête le meilleur parti possible. La plupart des habitations de la colonie avaient naturellement été confisquées au profit de la république : il fallait les remettre en valeur, et pour cela ramener au travail les noirs émancipés

  1. Voyez l’Histoire de la Guadeloupe, par M. le conseiller Lacour.