Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/833

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
829
LA BAGUE D’ARGENT.

d’un jour dont on ne parle plus. Quelques amis ont même conseillé à la jeune femme de reprendre le nom de d’Espérilles, afin d’effacer toute trace de l’accident qui lui a donné un autre nom ; mais la baronne d’Espérilles a jeté tout de suite beaucoup de glace sur le zèle de ces officieux. — Tous ces changemens ne seraient point de bon goût, dit-elle. D’ailleurs ce cVEgligny, l’apostrophe aidant, ne lui paraît point avoir mauvaise grâce.

Mais le nom est bien moins à son gré que celle qui le porte. Elle est fière de sa cousine, et voit bien qu’il ne lui manquait autrefois qu’un peu de prudence et l’art de mener, comme on dit, plusieurs barques à la fois. Il y a la barque de la dévotion, la barque du plaisir et une infinité d’autres barques : on peut les lancer toutes ensemble ; l’important est de les faire voguer de conserve, et, quand il faut en pousser une à la tête de la flottille, de la bien choisir suivant le cours des choses et les besoins du moment. C’est un grand art. M’"^ d’Égligny le possède à ravir. On la voit au sermon le soir à huit heures, ce qui ne l’empêche point de paraître au bal à minuit. Une femme si sage est naturellement prisée, choyée, caressée, gâtée en tous lieux. Elle reçoit beaucoup d’hommages en public, on dit même qu’elle ne les repousse point dans le tête-à-tête ; mais la baronne d’Espérilles, son chaperon, n’en veut rien savoir. Elle se plaît à répéter partout qu’elle est sûre de la raison de Lucy : tout est là ; la baronne sait bien que la jeune femme ne saurait plus faire ce qu’on appelle des folies, et qu’elle ne brûlera pas ses barques. Quant au comte Lallia, l’artisan de tout ce drame, il vieillit, mais ne change point. C’est un homme de bronze et très doré. Jamais il ne s’est douté du danger qu’il avait couru après le bon tour de l’anecdote qu’on sait dans la gazette. Il n’a trouvé qu’une fois l’occasion de s’en repentir. Un jeune gentilhomme étranger, très épris de M’"*" d’Égligny, le provoqua un jour dans un cercle et lui mit le lendemain trois pouces de son épée dans le côté droit. Le comte reconnut aisément la main qui avait fait sortir cette épée-là de sa gaîne ; mais, comme il était fort prudent, il n’en dit rien. Au reste il guérit promptement de sa blessure. La lâcheté ne triomphe pas toujours dans le monde, mais elle est rarement punie. Paul Perret.