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de deux ou trois maisons de commerce étaient à jamais supprimées ; une douane orthodoxe ne veillait plus aux frontières pour arrêter les livres de philosophie, de science ou de simple éducation ; les voyageurs, libres désormais de parcourir le pays dans tous les sens, étaient invités à en faire leur nouvelle patrie ; grâce aux échanges, le niveau des idées tendait à s’établir entre les sociétés d’Europe et d’Amérique. Et non-seulement les blancs créoles avaient pu se convaincre par leur longue lutte et par leur victoire définitive qu’eux aussi étaient dignes de la liberté comme les Européens : toutes les castes inférieures, maintenues jusqu’alors dans une servitude sans espoir, voyaient en même temps un rayon de lumière éclairer leur avenir. Les hommes de races mêlées, qui pour la plupart s’étaient jetés passionnément dans l’arène et n’avaient cessé de combattre avec une intrépidité au moins égale à celle des blancs, étaient par cela même devenus citoyens ; l’esclavage des noirs était mitigé, puis aboli successivement par les diverses républiques ; les Indiens civilisés ou simplement « apprivoisés » (mansos) étaient régis par la même constitution et jouissaient des mêmes droits que les descendans non mélangés des anciens conquérans espagnols. C’est ainsi qu’en se réveillant la société américaine évoquait de ses bas-fonds et accueillait au nombre des citoyens des millions de travailleurs qui jusqu’alors avaient été considérés comme des êtres intermédiaires entre l’homme et la brute. Pour la première fois l’on voyait trois races, aussi différentes que le sont les blancs caucasiens, les noirs d’Afrique et les peaux-rouges, se reconnaître comme égales et se fondre en nations appartenant par leur origine aux trois souches distinctes. En se présentant au monde, les nouvelles républiques affirmaient solennellement l’unité de destinée pour tous les membres de la famille humaine ; elles inauguraient leur carrière par la réalisation de l’un des faits les plus considérables de l’histoire.

Lorsque les états colombiens sortirent victorieux de leur lutte contre l’Espagne, on pouvait espérer de voir surgir bientôt des poètes, des orateurs, des artistes, du milieu de ces peuples qui avaient déjà produit tant de remarquables hommes de guerre, et qui offraient les aptitudes et les qualités propres à diverses races. Doués pour la plupart d’une intelligence vive et d’une âme prompte à l’émotion, les Hispano-Américains ont de plus le précieux avantage de parler cette belle langue espagnole, à la fois si noble et si douce, cette langue souple dans laquelle les pensées les plus énergiques et les aperçus les plus délicats peuvent s’exprimer également sans le moindre effort. En outre l’admirable beauté du continent sud-américain, le plus simple et le plus harmonique dans ses formes,