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est l’objet de toute doctrine métaphysique : une telle doctrine est tenue de résumer en formules abstraites tout ce que la pensée est capable d’embrasser, de poser, sinon de résoudre, — des problèmes qui sont de tous les temps, de tous les âges, et qui s’agitent confusément depuis des siècles dans la conscience de l’humanité. Ces problèmes cependant, l’esprit anglais les repousse : une conviction secrète et profonde lui fait croire que le souci des questions insolubles est la marque des époques de décadence, il se persuade que la critique est un dissolvant qui décompose lentement les sociétés affaiblies, et je ne sais quel instinct le met en garde contre tout ce qui pourrait affaiblir sa foi vigoureuse en lui-même et dans son œuvre. La propagande du missionnaire anglican est politique plutôt que religieuse dans l’Inde, elle a toujours été stérile, parmi des populations où le sens métaphysique est si développé. Les vertus viriles de l’Anglais retiennent sous le joug ces millions de sujets asiatiques, mais sa foi simple, sa logique inhabile, ne peuvent lutter avec avantage contre l’esprit délié de tant de races habituées à la spéculation mentale et à la vie contemplative.

Dans un milieu social où l’action est à la fois le moyen et le but, la philosophie hégélienne n’a jamais recruté beaucoup de partisans. Un traducteur, un disciple de Hegel ; qui avant la guerre d’Italie a habité l’Angleterre pendant plusieurs années, M. Véra, n’y a trouvé d’encouragemens que parmi des personnes étrangères au pays. Une seule doctrine avait quelque chance de s’y faire accepter : c’est la doctrine positive. Aussi le chef du positivisme français, Auguste Comte, a-t-il aujourd’hui en Angleterre peut-être autant d’adeptes que dans le pays même où il est né et où il a passé toute sa vie. Les étranges tentatives de régénération sociale et religieuse qui ont tardivement défiguré l’œuvre de Comte sont, il est vrai, à peine connues en Angleterre ; mais sa grande élaboration critique, résumée dans la Philosophie positive, a laissé une influence visible dans plusieurs écrits. On la retrouve, je l’ai dit, chez M. Mill ; elle se trahit aussi dans cette belle Histoire de la Civilisation de M. Buckle, que la mort malheureusement vient d’interrompre, ainsi que dans quelques travaux d’un ordre purement scientifique. Quoique non avouée, elle se reconnaît aussi aisément dans un grand ouvrage philosophique que je voudrais faire connaître, et dont l’auteur est M. Herbert Spencer, que j’appellerais volontiers le dernier des métaphysiciens anglais. Au milieu de l’indifférence universelle, M. Spencer est resté obstinément attaché à la philosophie. Il lui a fallu sans aucun doute un courage héroïque et une rare indépendance pour se vouer à des études sévères qui ne peuvent lui donner que quelques suffrages obscurs et isolés. Avec le