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est pas permis de fouiller. La substance matérielle n’est pas le phénomène, et ne nous est pourtant révélée que par le phénomène : tout ce qu’il nous est loisible d’en connaître, nous le percevons par l’intermédiaire d’un nombre minime de sens, serviteurs indociles, maladroits et trompeurs. La matière a sans aucun doute une foule de manifestations qui nous demeurent fatalement inconnues, et dont la conception même la plus vague nous échappe, comme la perception de la couleur échappe à l’aveugle, ou celle du son à celui qui est sourd de naissance. Quand le savant a spécifié la couleur, l’état physique d’un objet, il croit avoir tout dit ; mais le philosophe a le droit alors de prendre la parole. Vous n’avez encore rien dit, peut-il objecter ; vous n’avez aperçu que quelques mouvemens où il y a une infinité de mouvemens ; chaque molécule de ce corps est un microcosme où entrent en jeu des forces dont vous ignorez la nature et les lois, un tourbillon aussi complexe que les grands systèmes cosmiques avec leurs radieux soleils, leurs planètes, leurs satellites, leurs errantes comètes, leurs anneaux nébuleux. Dans l’histoire de chacun de ces tourbillons est écrite l’histoire du monde entier, leur dynamique ne diffère pas de la dynamique universelle ; mais quel instrument, quel sens, quel microscope vous fera jamais descendre dans ces dédales de l’infiniment petit ? Vous parlez de molécules, d’atomes ? Montrez-moi donc une molécule ou un atome ! Vous parlez de corps simples ? mais savez-vous s’il n’y a qu’une substance indécomposable ou s’il y en a plusieurs ? Vous parlez d’un éther impondérable ? et votre physique fait flotter les mondes planétaires comme les invisibles particules des corps pesans dans un fluide universel, partout répandu et toujours en mouvement ! Mais ce fluide, qui l’a jamais isolé, analysé, manié ? La science d’un siècle trouve le monde vide, celle du siècle suivant le trouve plein : aujourd’hui comme autrefois, il est impossible au savant de définir la matière. Quand nous saurions d’ailleurs ce que c’est qu’un corps, que devrions-nous encore penser du temps, de l’espace, sans lesquels nous ne pouvons imaginer les corps, et où ils se trouvent comme plongés ? Faudra-t-il que nous les regardions seulement, avec Kant, comme des lois a priori, des conditions nécessaires de l’âme consciente ? Si le temps et l’espace n’appartiennent qu’au moi, le non-moi reste donc sans relation avec eux, idée absurde, impossible à concevoir, si même l’accouplement fantastique des mots mérite le nom d’idée ! Si au contraire le temps et l’espace sont des entités réelles, quels sont leurs rapports avec la substance matérielle, et comment les définir ou les comprendre ?

Le monde, selon M. Spencer, n’éveille pas seulement en nous les idées de substance, de temps, d’espace : il manifeste aussi ce que