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exaspérée jusqu’au délire par de longues années d’hostilités non interrompues, d’insultes et de défis réciproques, s’emportait à d’horribles cruautés, s’assouvissait en de féroces vengeances, dont le récit fait frémir, tel qu’il s’offre à nous dans quelques pages de Polybe. Dans ces luttes acharnées, obscures et sanglantes, qui n’avaient point pour mobile et pour excuse, comme les guerres d’Athènes et de Sparte, une noble ambition prête à faire de grandes choses, dans ces compétitions passionnées où la victoire restait ordinairement au parti qui violait le plus effrontément les sermens prêtés sur les autels des dieux, tout patriotisme hellénique, tout sentiment élevé s’usa et disparut bientôt. Malgré les sollicitations de leurs frères du continent, les Crétois refusèrent de prendre part à la guerre médique et d’aider la Grèce menacée par toutes les forces de l’Asie ; mais, rompus au maniement des armes par l’éducation dorienne et par leurs guerres intestines, ils prirent, dès la fin du Ve siècle ayant notre ère, l’habitude de se louer, sur toutes les côtes de la Méditerranée, à tous ceux qui pouvaient payer leurs services. En même temps, dès qu’une puissance comme Athènes, ou plus tard la Macédoine et Rome, n’était plus là pour faire la police des mers, de hardis forbans sortaient de tous les ports de la Crète et infestaient la Mer-Égée. Pendant trois siècles, la Crète ne fut guère qu’un repaire de pirates et un nid de mercenaires. Célèbres comme archers et formant une excellente infanterie légère, on trouve partout les Crétois mêlés, pour le compte d’autrui, à toutes les querelles, à toutes les expéditions militaires du temps, et toujours prêts à se vendre au plus offrant. À ce métier, les plus habiles, les plus brillans de ces aventuriers arrivèrent parfois en pays étranger à la situation de ministres et de généraux des princes qu’ils servaient : le gros des soldats se contentait de rentrer au pays avec quelques esclaves de prix et une riche part de butin ; mais chez tous ces condottieri, officiers de haut rang ou simples archers, c’était la même absence de moralité, le même mépris cynique de la foi jurée. Aussi la réputation des Crétois était-elle détestable. La Grèce s’est toujours montrée indulgente pour la ruse heureuse et le mensonge adroit, témoin Pallas, la déesse de la sagesse, qui, dans l’Odyssée, félicite très sérieusement Ulysse du talent et de l’aisance qu’il apporte à mentir ; on était pourtant d’avis, en Grèce même, que les Crétois allaient trop loin et dépassaient toute mesure. Crétois devint synonyme de menteur ; un proverbe populaire ajoutait qu’il est permis d’agir à la Crétoise, de crétiser quand on a affaire à un Crétois, c’est-à-dire de tromper un trompeur. On connaît aussi le fameux syllogisme, qui des écoles grecques a passé dans tous nos manuels de logique, et dont la majeure est cet aphorisme : tous les Crétois sont des menteurs. Des hommes qui se souciaient aussi