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REVUE. — CHRONIQUE.

des deux enfans. Ourrias le toucheur vient aussi au mas pour voir la jeune fille. Il vivait seul avec ses vaches qu’il conduisait lui-même aux pâturages. « Élevé avec les bœufs, il en avait l’allure. Il avait l’air sauvage, l’air revêche et l’âme dure. » Et ce portrait se complète par le récit d’une lutte homérique d’Ourrias contre un bœuf colossal. « Miséricorde ! s’écrie le poète, le bœuf l’emporte. L’homme a roulé devant lui, entraîné par l’élan. Fuis la mort, fuis la mort, lui crie-t-on ; mais le bœuf avec ses pointes l’enlève dans les airs et le lance en arrière à une grande distance. Le malheureux tomba la face contre terre où il fut brisé. Il portait depuis lors la cicatrice qui le défigurait. C’est ainsi qu’il vint voir Mireille, monté sur sa cavale et armé de sa pique. »

On peut citer l’entrevue d’Ourrias et de Mireille, le dialogue qui s’engage entre eux comme une des pages de la poésie moderne qui se rapprochent le plus de la simplicité de l’art grec. Ce dialogue semble détaché d’un chant de l’Odyssée. « Bonjour, dit Ourrias. Eh bien ! vous rincez vos éclisses… à cette source claire ? Si vous le permettiez, j’abreuverais ma bête blanche. — Oh ! l’eau ne manque pas ici, répondit-elle, vous pouvez la faire boire dans l’écluse tant qu’il vous plaira. — Belle, dit le sauvage enfant, si comme épouse ou pèlerine vous veniez à Sylvaréal, où l’on entend la mer, belle, vous n’auriez pas tant de peine, car la vache de race noire, libre et farouche, on ne la trait jamais, et les femmes ont du bon temps. — Jeune homme, au pays des bœufs, les jeunes filles meurent d’ennui. — Belle, il n’y a pas d’ennui quand on est deux. — Jeune homme, qui s’égare dans ces contrées lointaines boit, dit-on, une eau amère, et le soleil brûle le visage. — Belle, vous vous tiendrez sous l’ombre des pins. — Jeune homme, écoutez : ils sont trop loin, vos pins, de mes micocouliers. — Belle, prêtres et filles ne peuvent savoir dans quelle patrie ils iront, dit le proverbe, manger leur pain un jour. — Pourvu que je le mange avec celui que j’aime, jeune homme, je ne demande rien de plus, pour me sevrer de mon nid. — Belle, s’il en est ainsi, donnez-moi votre amour. — Jeune homme, vous l’aurez, dit Mireille ; mais auparavant ces plantes de nymphéa porteront des raisins colombins, votre trident jettera des pleurs, ces collines s’amolliront comme la cire, et l’on ira par mer à la ville des Baux. »

Ainsi, dans le poème de M. Mistral, les sentimens les plus exquis, la force, la vérité, la grâce, s’unissent et forment une œuvre d’une originalité incontestable. Sans prolonger cette analyse, il nous suffira de dire qu’Ourrias tente d’assassiner Vincent, qui se conduit en héros sans perdre la vie. Mireille, désespérée, quitte la maison paternelle et va se réfugier aux Saintes-Maries, où elle expire vierge et martyre, entourée de son père, de sa mère et de Vincent, à qui elle adresse ces touchantes paroles : « Mon bel ami, d’où viens-tu ? dis, te souviens-tu des jours où nous causions là-bas à la ferme, assis ensemble sous la treille ? Si quelque mal te déconcerte,