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ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTERATURE

III.
CARACTERE HISTORIQUE ET MORAL DU DON QUICHOTTE.

Don Quichotte de la Manche de don Miguel Cervantes de Saavedra, avec les dessins de Gustave Doré, 3 vol. in-folio ; Paris, Hachette, 1864.

On peut dire de la littérature de l’Espagne qu’elle a partagé exactement les destinées de cette grande monarchie, qui autrefois tint le monde sous la terreur de sa domination, en sorte que cette nation magnanime n’a pas moins souffert dans son âme que dans son corps. Ses sentimens ont sombré comme sa grandeur, ses pensées ont pâli comme sa puissance, ses visions se sont éteintes comme le feu de ses auto-da-fé et le zèle de son fanatisme. Cependant il n’y a pas eu de littérature plus riche, plus variée, plus amusante, et il n’y a guère eu d’esprit mieux doué pour la littérature que l’esprit espagnol. L’Espagne a possédé trois génies bien distincts qui d’ordinaire se trouvent rarement unis ensemble, et dont un seul suffirait à la gloire d’un peuple et à la fortune d’une littérature : le génie mystique, le génie de la réalité et de l’observation, le génie héroïque. Et ces trois génies, elle les a possédés non partiellement, à l’état de mélange et de nuance, mais entiers, complets, et avec tout l’excès de développement qu’ils peuvent atteindre. Les hardiesses et les violences de ses mystiques n’ont jamais été égalées, les peintures que dans d’autres pays on a tracées de la réalité pâlissent devant