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pas fanatique ; il est fou de chevalerie, mais il est exempt de préjugés ; ses visions nagent dans une belle lumière qui, en même temps qu’elle les rend plus distinctes à ses yeux et qu’elle lui fait croire davantage à leur existence, lui montre aussi dans leur plein jour les éternelles réalités de ce monde. Don Quichotte, c’est donc l’Espagne qui est restée chère à l’humanité, celle que nos pères ont admirée et aimée, non celle qu’ils ont combattue et détectée ; c’est l’Espagne sans la fièvre de domination universelle, sans l’esprit de persécution, sans l’inquisition, sans les bûchers. Ainsi ce don Quichotte ironiquement nommé par Cervantes la fleur des chevaliers errans de la Manche se trouve en réalité la fleur du génie espagnol ; il est le témoin de l’Espagne en face de la postérité, et il combat après sa mort pour son honneur et sa renommée mieux encore qu’il ne combattit de son vivant pour la délivrance des princesses enchantées et la vengeance des opprimés.

Ce livre a tenté la verve imaginative et fertile de M. Gustave Doré, l’heureux illustrateur de Dante, et nous le concevons sans peine. C’est un livre avec lequel tout artiste doit aimer à se mesurer, un livre qui se présente tout naturellement à la pensée comme un thème fécond d’inspirations pittoresques. Tout lecteur de Don Quichotte à qui un crayon obéit docilement doit sentir les doigts lui démanger plus d’une fois à mesure que se déroulent devant son imagination les aventures du chevaleresque hidalgo et de son ingénieux écuyer. Un exemplaire de Don Quichotte possédé par un artiste et dont les marges seraient restées vierges de dessins trahirait chez son propriétaire une étrange langueur d’imagination. On peut lire ou contempler, les plus belles choses du monde sans être tenté de les reproduire ou de les interpréter ; mais Don Quichotte et Sancho Pança sont plus heureux à cet égard que les plus belles choses du monde, car une sorte d’instinct irrésistible, et qu’eux seuls, parmi tous les personnages inventés par les grands poètes, ont, je crois, le privilège d’éveiller, excite notre imagination à se représenter matériellement les figures des deux héros de Cervantes. La sympathie railleuse qu’ils nous inspirent met en mouvement à la fois notre enthousiasme et notre sentiment du ridicule, et du même aiguillon dont elle éveille la verve du peintre pique la bonne humeur du caricaturiste. Les doigts poussent d’instinct le crayon moitié dans le désir de tracer un portrait fidèle, moitié par envie d’amusement et par obéissance à une pensée de satire. Nous ne sommes donc pas étonné que ce livre sollicite de préférence à tout autre la fantaisie de l’artiste, et se présente à lui avec mille promesses d’inspirations pittoresques. Eh bien ! ces promesses sont en partie mensongères, et ce sujet qui semble se prêter si naturellement à l’interprétation