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constatant qu’elle avait trente-quatre ans et qu’elle venait de Newcastle on Tyne. Les tempêtes, on le devine, n’épargnent point les pêcheurs eux-mêmes sur ces côtes illustrées par tant de désastres. Le maître d’un petit public house à l’enseigne du vaisseau, ship, aujourd’hui un vieillard, mais autrefois un hardi pêcheur, a vu son père et son frère, ainsi que le père et le frère de sa femme, périr tous ensemble et du même coup de vent sur le même bateau. On ne s’étonne point après cela de trouver sur le visage des habitans de Sennen une sorte de gravité mélancolique. Les femmes surtout ont un air de tristesse et de sévérité glaciale, des traits durs comme le roc et le front ridé avant l’âge. C’est pourtant un spectacle curieux et animé que celui d’une flotte de soixante bateaux sr éloignant vers le soir du rivage de Sennen avec leurs voiles brunes et tannées pour aller se livrer à la pêche de nuit.

Il ne faudrait point confondre ce village de pêcheurs, souvent beaucoup trop négligé par les touristes, avec un autre qui porte le même nom et se trouve plus loin de la côte, sur la hauteur. Il y a entre les deux une grande différence qui s’accuse aussi bien dans la forme des maisons que dans le caractère des habitans. Le Sennen situé dans les terres est le rendez-vous des voyageurs et des étrangers. Là s’élève une vieille auberge appelée, à cause de sa position excentrique, la première et la dernière auberge de l’Angleterre. Là aussi, près d’une humble échoppe où un forgeron de village bat joyeusement le fer, gît un énorme bloc de granit en forme de table sur lequel la tradition veut que trois rois aient un jour dîné ensemble. L’un était le roi des mers, et il fit servir un poisson péché dans son empire ; l’autre régnait sur un pays de forêts, et il fournit un sanglier ; le troisième avait des états qui s’étendaient sous le soleil, et il procura les fruits et le vin. Depuis longtemps, une jalousie existait entre ces souverains, et ils avaient souvent discuté pour savoir quel était le plus grand des trois. Au premier service, les convives déclarèrent que c’était celui qui régnait sur la mer, car le poisson était délicat ; au second service, le roi des forêts eut l’avantage, car le sanglier était d’une viande fine et succulente ; mais au dessert, ce fut le roi des vignes qui réunit tous les hommages, car ses vins étaient exquis. Comme la bonne chère et le bon vin disposent les rivaux eux-mêmes à la générosité, les trois rois se mirent d’accord à la fin du repas en convenant qu’au lieu de disputer sur le mérite d’une contrée au détriment d’une autre, le mieux était de les unir toutes par l’échange des produits.