Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette belle île n’est pas moins intéressante, si je ne me trompe, à parcourir et à étudier de près pour ceux qui ne sont pas résolus à se renfermer dans les âges classiques et dans ce lointain passé, mais qui aiment assez la Grèce pour s’enquérir de son état présent et pour se préoccuper de son avenir. À ce point de vue aussi, il y a beaucoup à observer dans le caractère, les mœurs et la langue de la population actuelle de la Crète. Dans aucune contrée de l’empire turc, la conquête musulmane et sa puissance oppressive d’une part, — de l’autre cette étrange vitalité et cette force de résistance qu’a partout conservées la race grecque, — n’ont produit, en se mêlant et en se heurtant sans cesse, de plus singuliers phénomènes et des résultats plus curieux. Ce que l’on voudrait exposer ici, ce sont quelques-uns des plus remarquables épisodes de cet éternel combat, c’est cet effort de réaction par lequel le vaincu a repris peu à peu l’avantage sur son vainqueur, et a même fini par changer les rôles.

Après que Constantinople, en 1453, fut tombée au pouvoir des Turcs ottomans, Mahomet II et ses successeurs s’occupèrent d’ajouter à leurs possessions continentales d’Europe et d’Asie toutes les îles que renferme le bassin oriental de la Méditerranée. À la fin du XVIIe siècle, ils avaient réussi dans cette entreprise ; Rhodes avait été enlevée en 1522 aux chevaliers de Saint-Jean, et Candie avait capitulé en 1669 ; il ne restait aux Vénitiens que les Iles-Ioniennes, qui ne furent jamais sérieusement attaquées. Néanmoins dans presque toutes les îles grecques la population demeura exclusivement chrétienne. C’est que l’Osmanli, laboureur et cavalier, ami de la plaine et des eaux courantes, ne pouvait guère être tenté de s’établir sur un sol inégal et le plus souvent aride, parmi ces âpres rochers où les sources et la verdure sont choses si rares. Les musulmans d’ailleurs ne se sentaient pas en sûreté au milieu de cette mer qui semblait se jouer de leurs grandes et lourdes flottes pour se faire la complice des légères escadrilles vénitiennes et de tous les corsaires chrétiens ; à vivre sur ces rivages découverts, on risquait de se voir tout d’un coup surpris, enlevé, chargé de fers, condamné enfin à ramer toute, sa vie sur une galère génoise ou maltaise. Dans beaucoup des petites îles, il n’y avait pas un seul Turc, et chaque année, lorsque le capitan-pacha faisait avec sa flotte le tour de l’Archipel, c’étaient les primats grecs qui allaient le trouver à Paros et lui remettre l’impôt ; dans quelques autres, un aga, assisté de quelques soldats albanais, représentait le sultan et était censé maintenir l’ordre, mais ce pauvre fonctionnaire vivait dans des transes perpétuelles. À Thasos, on me racontait que jadis, quand les vigies signalaient à l’horizon quelque navire suspect, le voyvode (c’est ainsi que l’on appelait dans le nord de l’Archipel ces gouverneurs au petit pied) se hâtait de s’enfuir dans les forêts de pins qui couvrent les