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n’a-t-il point prouvé aux Crétois que leur sort, s’il s’agit d’un remaniement politique de l’Orient, est moins entre leurs mains qu’entre celles des puissances, et qu’aucune province ne sera désormais détachée de l’empire turc sans le concours et le consentement de l’Europe ? Les Grecs crétois, à en juger d’après la conduite qu’ils ont tenue dans les troubles des dernières années, ne manquent pas de sens et d’instinct politique. Si des conseils venus du dehors et des suggestions intéressées ne leur troublent point l’esprit, ils sauront, on doit l’espérer, ne rien tenter qui puisse compromettre l’excellente situation que leur ont faite leurs souffrances et leurs victoires d’il y a quarante ans, les calculs et les projets de Méhémet-Ali, les qualités de certains gouverneurs turcs, les fautes de certains autres, surtout enfin leur propre énergie, leur industrieuse activité. Qu’ils continuent à mettre en valeur toutes leurs terres qu’ils développent, les relations commerciales de leurs ports, qu’ils s’enrichissent de plus en plus, et que, la bourse à la main, ils refassent, année par année, arpent par arpent, la conquête de l’île entière. Quand ils seront maîtres de tout le soi, dussent-ils envoyer à Stamboul, au lieu de l’envoyer à Athènes, la dîme de leurs champs et de leurs vergers, ils seront de fait, en dépit des apparences contraires, maîtres chez eux, maîtres par le moyen du medjilis, où ils ont aujourd’hui déjà la prépondérance de l’administration et de la justice. Auront-ils alors beaucoup de peine à obtenir de la Porte, en saisissant quelque occasion favorable, des privilèges analogues à ceux de Samos, qui se gouverne elle-même sous le contrôle d’un prince grec nommé par le sultan, qui a sa constitution particulière et son drapeau flottant à toutes les brises de l’Archipel ?

Lorsque dans les derniers jours de l’année nous quittâmes l’île de Crète, lorsque nous vîmes disparaître à l’horizon les pics des Monts-Blancs déjà tout chargés de neige, ce n’était pas sans tristesse que nous nous arrachions à cette terre où nous avions passé trois mois de l’une des plus belles époques de notre vie, à ces montagnes où la nature s’était montrée à nous sous des traits si étranges et si originaux, où de si augustes ruines nous avaient fait entrevoir par momens les splendeurs du passé. Nous songions surtout avec quelque serrement de cœur à toutes les mains que nous avions pressées, à tant d’adieux et de souhaits échangés, à cette race intelligente et fière que nous avions si souvent entendue regretter de n’avoir pas obtenu en 1830 le prix espéré de tant de misères et de sacrifices, de tant de combats et de victoires. Quelque justice qu’il puisse y avoir dans cette plainte, nous partions sans inquiétude, certains que l’avenir, quoi qu’il arrive, sera meilleur que le passé pour les Grecs crétois.