Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/476

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand il se lassera de succéder à l’hiver ; demandez à ce ruisseau, qui déjà coulait avant que vous fussiez né, quand donc il s’arrêtera, et comment il se fait que ses eaux soient aussi fraîches qu’au jour où pour la première fois vous y avez trempé vos mains. Le génie, comme la nature, est entretenu dans une jeunesse éternelle par une métempsycose incessante, et le seul étonnement véritable qu’il pût nous réserver, ce serait de le voir s’épuiser et vieillir. Mme Sand par exemple vient de remporter à la scène un des triomphes les plus incontestés qu’il y ait eu depuis longtemps ; mais vraiment cela était dans l’ordre inévitable des choses, et il devait arriver infailliblement un jour où elle battrait les dramaturges les plus experts et les plus rompus à toutes les ruses du métier rien que par le seul choix de son sujet et le seul instinct de son génie. Nous avons donc joui avec une pleine sécurité du nouveau plaisir qu’elle nous a donné, comme on jouit d’une belle matinée ou d’un beau coucher de soleil, en réservant notre étonnement pour le jour où ses inspirations heureuses s’arrêteront, et où elle cessera d’être pathétique comme le cœur humain son maître et féconde comme la nature sa mère.

Vous qui demandez ce-que c’est que le génie, à quels signes on le reconnaît et comment il faut s’y prendre pour le séparer du simple talent, allez à l’Odéon voir représenter le Marquis de Villemer le lendemain du jour où vous aurez vu jouer quelqu’une des pièces nouvelles de nos jeunes auteurs en vogue, productions ingénieuses de l’esprit de paradoxe et de l’observation morale sophistiquée. Je comparerais volontiers le spectateur qui entre au théâtre à un patient d’une nouvelle espèce qui consentirait à livrer l’organe le plus précieux de la vie aux expériences d’un opérateur en renom. Il livre son cœur aux pinces, au scalpel, aux aiguilles du chirurgien dramatique, pour qu’il y réveille la vie, qu’il y entretienne la sensibilité des fibres et la tendresse des tissus. Combien de fois cette opération que vous allez chercher par plaisir ne vous a-t-elle pas paru douloureuse ! Combien de fois n’avez-vous pas eu envie de crier ou même n’avez-vous pas crié à l’opérateur : Mais faites donc attention, brutal ! vous coupez le nerf que vous devez seulement toucher ; mais prenez garde, maladroit, vous vous trompez de fibre, et les tâtonnemens de votre main me font horriblement souffrir ! Le rire que vous m’arrachez est spasmodique et résulte de la douleur convulsive que vous me faites éprouver, les larmes que vous appelez s’arrêtent à la gorge et refusent de jaillir, et quant aux paradoxes et aux sophismes que vous me présentez en manière d’excuse, elles n’ont d’autre effet que d’ajouter l’indignation à ma souffrance. Avec Mme Sand, au contraire, vous pouvez vous livrer sans crainte ; vous n’avez à redouter ni ces tâtonnemens, ni ces maladresses, ni ces sophismes et ces paradoxes par lesquels