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quelques instans dans son cabinet. Il s’assoit dans son fauteuil, penche la tête et meurt. « Nous avons perdu un sage, » dit le duc de Broglie en apprenant sa mort, La dernière phrase que M. Damiron ait prononcée ici-bas, celle par laquelle se termine le mémoire sur Condillac ne pourrait-elle pas, légèrement modifiée, lui être appliquée : « Avoir bien vécu, disait-il, et n’avoir eu que des pensées irréprochables, en faut-il plus pour laisser une noble et digne mémoire ? »

Les trois études que contient le nouveau volume n’ont peut-être pas un aussi grand intérêt que celles des volumes déjà publiés. Cependant Maupertuis, plus connu par ses démêlés avec Voltaire que par ses propres écrits, est bien loin d’être un penseur méprisable. Il y a en lui des germes d’idées, et le travail de M. Damiron donne le désir de le mieux connaître. La prétention de démontrer l’existence de Dieu par le principe mathématique de la moindre action, principe dont il est l’inventeur, est une prétention, probablement erronée, mais qui mérite cependant d’être considérée d’un peu près. Son Essai sur le Bonheur contient des observations fines ; enfin ses vues, quoique vagues, sur l’essence de la matière, par leurs analogies avec celles de Bonnet, de Leibnitz et de Diderot, ont de quoi nous intéresser. Le mémoire sur Condillac a aussi son intérêt. L’auteur a borné son examen au Traité des systèmes et il n’a pas de peine à démontrer combien l’ignorance de l’histoire de la philosophie rendait les jugemens des meilleurs esprits courts, étroits, exclusifs, insuffisans. La lecture du Traité des systèmes est la meilleure justification qui se puisse donner des travaux considérables de notre temps sur l’histoire de la philosophie. Comme on se lasse de tout, on est aujourd’hui las des recherches de la philosophie sur sa propre histoire, et on lui demande d’oublier un peu le passé pour le présent et pour l’avenir. Je ne dis point que l’on ait tort, et je suis volontiers d’avis qu’il faut étudier les problèmes en eux-mêmes ; mais cette nouvelle disposition ne doit point nous rendre injustes, et nous devons reconnaître qu’il était nécessaire pour la philosophie de revenir sur elle-même, de se rendre bien compte de son passé, et, par une critique exacte de ses travaux antérieurs, de bien mesurer où elle en est arrivée et ce qu’il lui reste à faire.

J’ai déjà dit que ce troisième volume de M. Damiron est précédé d’une introduction où M. Ch. Gouraud apprécie avec un grand sens les travaux d’un philosophe qu’il a aimé et vénéré. Il relève aussi avec chaleur l’importance de ces nobles travaux dans un temps où, pour employer une expression célèbre, le matérialisme coule à pleins bords. J’adhère entièrement à ce qu’il dit sur ce sujet. Seulement je ne serais pas tout à fait d’accord avec lui sur les causes qu’il assigne à ce triste phénomène. Il paraît en imputer la plus grande responsabilité à l’économie politique, et il en veut surtout à cette science, ou du moins à quelques-uns de ses représentans, de la célèbre théorie de la production immatérielle. On sait en effet que certains économistes ont considéré l’intelligence comme un capital, et ses œuvres comme des produits ; mais cette théorie ne me paraît avoir rien à faire dans le matérialisme actuel. Le mal a son origine non dans l’économie politique, mais dans le développement des sciences physiques et naturelles,