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débarrassée des vices ordinaires de celle qui l’a précédée. Bien plus, malgré la gravité et le bon sens de cette école, l’éloquence chrétienne se trouve compromise, au moment où Bossuet paraît, par d’autres défauts auxquels les récentes vicissitudes du goût littéraire ont donné naissance. Déjà en effet cette flamme qui avait animé les esprits et les âmes dans toute la première moitié du XVIIe siècle est enfermée dans des formes convenues qui menacent d’amoindrir son intensité et de nuire à son éclat ; M. Jacquinet a fort bien montré l’influence de Balzac et même celle de l’Académie, risquant de faire pénétrer à nouveau dans l’éloquence chrétienne une froide rhétorique, un pédantisme étroit, une politesse affectée. Il est bien vrai qu’il avait fallu, au commencement du XVIIe siècle, un travail d’épuration de la langue et d’éducation du goût, sans lequel Bossuet, tel du moins que nous le connaissons, ne se serait pas montré ; mais ce travail a été fort vite achevé, et n’a pas extirpé des imperfections, attributs inévitables de la médiocrité communément inhérente à la nature humaine, et qu’attestent les sermons des contemporains de La Bruyère et de Mme de Sévigné aussi bien que ceux des prédécesseurs de Bossuet. Le génie de Bossuet s’est élevé au-dessus des faiblesses de son temps, en dépit desquelles il a dédaigné ce que l’on commençait d’adorer autour de lui, et a ranimé en lui-même cette libre ardeur d’imagination qui avait déjà brillé chez le vieux Corneille ; sans doute à cause de cette supériorité même, il paraît n’avoir pas été, comme prédicateur, estimé à sa juste valeur par ses contemporains. Bourdaloue, si fort admiré par Mme de Sévigné, qui parle à peine des sermons de Bossuet, lui a été longtemps préféré. Bussy mande le 31 mars 1687 que, suivant ce qu’il a entendu raconter, l’oraison funèbre de Condé « n’a fait honneur ni au mort ni à l’orateur. » La Bruyère paraît bien en certaine page du chapitre de la chaire, décrire avec une admiration sincère l’éloquence de Bossuet, lorsqu’il veut que l’orateur chrétien choisisse pour chaque discours une vérité unique, terrible ou instructive, — qu’il se rende « si maître de sa matière que le tour et les expressions naissent dans l’action et coulent de source, — qu’il se livre après une certaine préparation à son génie et au mouvement qu’un grand sujet peut inspirer, » — qu’il jette enfin, « par un bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits et l’alarme dans le cœur, et touche ses auditeurs d’une tout autre crainte que de celle de le voir, après des efforts prodigieux de mémoire, demeurer court. » Il semble à la vérité qu’il y ait dans ces lignes un magnifique témoignage pour Bossuet et une critique de Bourdaloue, qui fermait les yeux en prêchant de peur de perdre le fil ; mais, dans d’autres passages, La Bruyère paraît se conformer à l’opinion de son temps, et tenir tout au moins la balance égale entre les deux orateurs.

Ainsi deux sortes de preuves contrediraient le système qui représenterait la prédication de Bossuet comme le couronnement du progrès continu d’un genre particulier d’éloquence ; le génie de Bossuet est de ceux qui ne se laissent pas classer ni préparer lentement à l’avance, et Bossuet n’est pas venu dans le temps précis où son éloquence comme prédicateur aurait été le mieux accueillie et le plus admirée. L’éloquence de Bossuet a été, dans l’histoire de la prédication chrétienne au XVIIe siècle, un de ces accidens qui déjouent toutes les théories d’histoire littéraire ; aussi M. Jac-