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lignes; il transforme ce qu’il regarde; mais, malgré tout, la pensée comme l’expression ont à chaque page une élévation et un lustre qui attestent un écrivain de prix. Si M. de Vigny altère et fausse l’histoire, ce n’est jamais par frivolité, c’est par trop de réflexion : c’est qu’il cherche comme l’alchimiste à transmuer les métaux, à faire de l’or avec de la terre, du diamant avec du charbon.

Il est des sources dites autrefois merveilleuses, dans lesquelles si l’on plonge une baguette, un rameau vert, on ne les retire que chargés de sels brillans et à facettes, d’aiguilles diamantées, d’incrustations élégantes et bizarres : c’est à croire à une magie, à un jeu de la nature. L’esprit de M. de Vigny ressemblait à ces sources : on n’y introduisait impunément aucun fait, aucune particularité positive, aucune anecdote réelle : elles en ressortaient tout autres et méconnaissables pour celui même qui les y avait fait entrer. C’est ainsi, pour prendre un exemple saillant et qui se rapporte à un autre de ses livres, que sur André Chénier et sur sa prison à Saint-Lazare, tout le récit qu’on lui en avait fait se transforma. M. Gabriel de Chénier dans une rude brochure, M. Molé dans sa réponse académique à M. de Vigny, M. Pasquier en ses mémoires, tous ceux qui ont vu et su se sont élevés contre cette transmutation de la vérité. Lui, il ne pouvait comprendre pourquoi on réclamait si fort et où était la différence. On n’est jamais parvenu à l’éclairer et à le redresser sur un fait. L’idée lui faisait nuage et lui cachait tout.

Les esprits jeunes, poétiques, exclusivement littéraires, les esprits plus ou moins féminins et non critiques, lui donnaient raison aussi par leur émotion. Des divers épisodes qui composent le volume de Grandeur et Servitude militaires, celui de Laurette ou le Cachet rouge, au moment où il parut dans cette Revue (mars 1833), obtint un succès marqué d’attendrissement et de larmes. « Que me demandez-vous de plus? pouvait répondre M. de Vigny à ceux qui lui opposaient un goût plus difficile; on a lu, on a cru, on a pleuré. »

Un autre problème l’occupait alors et lui tenait encore plus à cœur que celui des destinées du soldat, le problème de l’homme de lettres, du poète, et de sa situation dans la société : c’est de là que naquirent les Consultations de son Docteur noir auprès du spleenique et vaporeux Stello. Dans ce livre, M. de Vigny essaya de tracer comme l’évangile littéraire moderne : il y posa l’antithèse perpétuelle du poète et du politique, de l’homme de pensée et de l’homme de pouvoir; celui-ci n’était que le pharisien; il assigna au premier sa mission toute sainte, toute désintéressée, toute pure. Dans les exemples de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, il étalait complaisamment l’image du poète-martyr; il se faisait le pontife des jeunes esprits douloureux.