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et d’exciter du même coup la médiocrité ou la sottise. Prenez garde qu’elles ne s’élèvent par essaims, et que la nuée des moucherons et des frelons n’évince et n’étouffe encore une fois les abeilles. Et puis, pour parer au mal, il faudrait, à la tête de cet ordre de la société et dans les premiers rangs du pouvoir, je ne sais quel personnage de tact, de goût à la fois et de bonté, qui choisît, qui devinât, qui sût, qui fût comme s’il était du métier et qui n’en fût pas, qui aimât les belles choses pour elles-mêmes, qui discernât les talens, qui les protégeât sans leur rien demander en retour, ni flatterie, ni éloge, ni dépendance..., un Mécène comme il ne s’en est jamais vu. Avez-vous rencontré jamais rien qui ressemblât à un tel homme?

Quant à M. de Vigny, dès cette époque et depuis, il ne me parut plus le même que ce poète que nous avions connu dans les dernières années de la restauration, homme du monde, aimable, élevé, solitaire, vivant en dehors des petites passions du jour, et s’envolant à certaines heures dans sa voie lactée : le militaire et le gentilhomme avaient fait place à l’homme de lettres solennel qui se croyait investi à demeure d’un ministère sacré; il avait en lui, je le répète, du pontife. Son esprit comme sa parole avait acquis je ne sais quoi de lent, de tenace et de compassé, et aussi une sorte d’aigreur ironique qui me faisait dire que « son albâtre était chagriné. »

Cette ironie, d’une nature très fine, mérite peut-être d’être analysée dans quelques-uns de ses principes et de ses élémens. Et comment M. de Vigny n’aurait-il pas été ironique en effet?

1° Il était, par goût et par instinct primitif, le poète catholique des mystères, le chantre d’Éloa, de Moïse, du Déluge, des grandes scènes sacrées, et au fond il ne croyait pas. Son imagination allait d’un côté, son intelligence de l’autre. Il aurait volontiers senti par l’imagination, et aussi par aristocratie de nature, comme Joseph de Maistre, et il n’avait pas même au fond la religion de Voltaire; il n’avait le plus souvent, en présence de l’univers et de la nature, que le regard silencieux de Lucrèce, avec l’agonie et le dédain de plus.

2° Il était le poète monarchique né à la vie sociale avec 1814 et rien qu’avec 1814 ; il avait servi, chanté même la légitimité; il aurait aimé par les dehors du moins, par la noblesse de ses goûts, à rester fidèle à l’antique tradition, à toutes les vieilles religions de race et d’honneur: et il en était venu, par l’expérience et en respirant l’air du siècle, à ne croire que bien peu aux dynasties et aux chefs d’état, et à concevoir même un sentiment de répugnance ou d’hostilité secrète contre tout ce qui est proprement politique, contre ce qui n’est pas de l’ordre pur de l’esprit.

3° Philosophe et penseur, se rattachant à quelques égards aux