Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une circonstance particulière et que j’allais oublier avait contribué, dès les premiers momens du discours de M. Mole, à armer ce discours en guerre, à l’amorcer en ce sens. Il faut savoir en effet que les discours communiqués à l’avance, une fois lus et arrêtés, on n’y doit plus rien changer. Or M. de Vigny, ayant réfléchi à quelques-unes des objections qu’on lui avait faites devant la commission sur certains faits graves imputés par lui au premier empire, avait, tout bien considéré, supprimé au dernier moment une des phrases qu’il devait lire; il n’en avait point fait part à M. Molé, comme il l’aurait dû, et celui-ci se trouvait ainsi répondre à une phrase qui était retirée. Quand il en fut à cet endroit de sa lecture, il en fît la remarque dans une parenthèse qui fut avidement saisie; mais ce ne fut là qu’un incident, et le courant électrique se prononçait déjà dans l’assemblée, en vertu d’une influence à laquelle personne, parmi les présens, n’échappa. Voici quelques-uns des mots qu’on distinguait dans le chorus universel. Le poète Guiraud, l’ami de M, de Vigny, disait en sortant de la séance : «Mon amitié a souffert, mais ma justice a été satisfaite. » M. Mérimée disait plaisamment que « M. Molé avait sauvé la vie à M. de Vigny; car si le directeur de l’Académie n’avait pas fait cette exécution, le public était si irrité qu’il se serait fait justice de ses propres mains. » M. Droz, l’indulgent Droz, le moins épigrammatique des hommes, traduisait ainsi l’impression qu’il avait reçue de ce discours : « M. de Vigny a commencé par dire que le public était venu là pour contempler son visage, et il a fini en disant que la littérature française avait commencé avec lui. » — « On me dit que M. de Vigny a été immolé à cette séance, ajoutait un autre académicien; pour moi, je n’ai vu en lui qu’un pontife, et rien ne ressemblait moins à un martyr. »

Le récipiendaire fut quelque temps à se faire illusion et à s’apercevoir de la réalité des choses. Un de ses amis l’abordant au sortir de la séance : « Eh bien, je vous l’avais bien dit que votre discours était un peu long. » — « Mais je vous assure, mon cher, répondit-il magnifiquement, que je ne suis pas du tout fatigué. » Il en était encore à se rendre compte que c’était de l’effet sur le public qu’il s’agissait. Il n’avait donc pas entendu le murmure d’approbation qui avait salué au passage cette phrase de M. Molé s’excusant d’être un peu long : « Mais j’oublie trop, je le crains, la fatigue de cette assemblée. » L’assemblée avait témoigné, à n’en pouvoir douter, combien elle donnait son assentiment à cette parole, qui, dans tout autre cas, eût passé inaperçue et n’eût semblé qu’une politesse oratoire.

Cependant il n’y eut pas moyen pour lui de se méprendre plus longtemps sur l’impression générale, lorsque des amis l’eurent