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On ne connaît pas entièrement Marc-Aurèle quand on n’a parcouru que les pensées du souverain et de l’homme sociable; il faut le suivre dans ses réflexions plus intimes, plus religieuses, que l’on est tenté d’appeler ses élévations. Sans doute il est plus facile dans une lecture solitaire de goûter la substance morale de ces pensées intérieures que de les exposer au grand jour et d’attirer sur ces pieuses méditations la curiosité profane de certains lecteurs. Une âme maîtresse de ses passions, qui fuit les troubles du monde, qui se tient au-dessus des nuages terrestres de la vie humaine et se recueille dans son apaisement, ne peut offrir aux yeux que l’uniformité du calme; mais ce calme même n’a-t-il pas sa beauté et sa grandeur? Quand on veut s’élever sur les hauteurs du sentiment moral, il faut savoir supporter la monotonie de la sérénité.

Ce n’est pas un spectacle sans intérêt et sans nouveauté que celui d’un païen si amoureux de perfection intérieure, qui s’est fait une solitude au milieu des affaires et des hommes, et, devant l’idéal de vertu que la philosophie lui propose, travaille à son âme avec une tendre sollicitude, comme un artiste qui voudrait accomplir un chef-d’œuvre, et qui naïvement, sans vanité, pour se satisfaire lui-même, retouche sans cesse son ouvrage. En sentant approcher la fin de sa carrière : « Tu es vieux, se dit-il, songe que l’histoire de ta vie est complète, que tu as consommé ton ministère... Pense à ta dernière heure. » C’est dans ces dispositions suprêmes qu’il se surveille, se gronde, s’encourage, se rassure, pour mettre la dernière main à sa culture morale.

Peu de nos livres de piété font aussi bien sentir ce qu’il peut y avoir de profit moral et de tranquilles jouissances dans la solitude que l’âme se fait à elle-même pour sanctifier ses pensées. Marc-Aurèle ne veut plus avoir souci que de son âme. « Chasse loin de toi la soif des livres... Il ne s’agit plus de discuter. » Comme l’Ecclésiaste, il craint de trouver dans de trop longues études trouble et affliction d’esprit. « C’est au dedans de toi qu’il faut regarder; là est la source du bien, source intarissable, pourvu que tu creuses toujours. » Mais ce n’est pas pour se livrer à de molles contemplations et à de vagues extases. Il tient son âme entre ses mains, il la possède, il ne la laisse pas errer, il la contraint « à soumettre les choses à un solide examen. » Il garde sous ses yeux un certain nombre de maximes courtes, fondamentales, qui assurent la sérénité de l’âme, «de même que les médecins ont toujours sous la main leurs instrumens. » Il veut pouvoir dire à quoi il pense et pouvoir se répondre toujours à cette question : « quel est l’usage que je fais aujourd’hui de mon âme? » Si la rêverie incertaine le tente et risque de troubler la netteté de son esprit, il la chasse ou