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m’étonnerait pas; mais je n’ai éprouvé pour aucune ce que je ressens pour elle. C’est une affection pleine de tendresse et d’abnégation. Je l’aime pour elle bien plus que pour moi. C’est justement là ce qui m’effraie. Les hommes de mon âge sont à leur insu des pères vis-à-vis de leurs femmes; ils les traitent en enfans gâtées qui plus tard se montrent ingrates. Ingrate! voilà un mot bien cruel! Certes je ne spécule point sur la reconnaissance de Laurence; je ne prévois ni ne redoute son ingratitude, je crains seulement qu’elle ne se regarde un jour comme enchaînée à mes côtés. Dans quelques années je serai un vieillard; elle sera dans tout l’éclat de sa jeunesse... Je tremble déjà qu’elle ne m’aime comme un bienfaiteur, tandis que moi je suis prêt à l’aimer en amant. — Ah! tenez, si elle refusait, c’est peut-être ce qu’il y aurait de plus heureux pour elle et pour moi... Je trouverai un moyen de lui venir en aide, de lui rendre la vie facile. Il est probable qu’elle refusera; elle doit en avoir quelque dessein. Elle ne m’aurait point sans cela demandé à réfléchir. Pourquoi ne point m’accepter en effet comme je m’offrais, dans un élan du cœur. C’était si simple. Pardonnez-moi, mon ami; tout ceci m’a vraiment troublé. Me voilà donc voulant qu’une fille comme Laurence m’aime tout d’un coup, ou se donne à moi sans m’aimer! C’est également insensé. Je ne vous demande point de conseils, — on ne les suit guère en général; — mais donnez-moi des raisons de croire à mon bonheur, si j’épouse Laurence, ou des motifs de me consoler, si je suis forcé de renoncer à elle.


DE LAURENCE REBENS A GABRIELLE DORVON.


Mai 1858.

Ma chère Gabrielle,

Tu as dû recevoir la lettre que je t’ai écrite il y a deux jours, et j’espère que tu m’auras pardonné le long silence qu’elle a rompu. Le malheur rend timide, et je n’eusse osé t’entretenir de mes chagrins et de mes souffrances. Il y a d’ailleurs un degré de misère banale et persistante où le découragement est tel qu’on ne cherche qu’à se faire oublier; mais avant-hier, après la mort de ma pauvre mère, je me suis sentie si seule au monde, si abandonnée, qu’il m’a fallu épancher mon cœur dans le tien : je savais que tu pleurerais en lisant ma lettre, et les larmes que je versais moi-même en étaient moins amères.

Aujourd’hui je viens t’apprendre un événement qui peut changer toute ma vie. Je t’ai dit de quelle façon imprévue j’avais fait la rencontre de M. d’Hérelles, combien il avait été bon pour moi; eh bien ! il vient de me proposer de devenir sa femme ! J’ai été prise