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d’affaires politiques, je ne vous entends pas; causons de poules, de cochons, de bœufs : alors je suis votre homme. » Toujours désireux de rester neutre pour continuer aussi longtemps que possible son fructueux commerce avec les chefs de la grande île, le capitaine gardait une prudente réserve[1]. « Voulez-vous savoir le prix des bœufs à mon dernier voyage? continuait-il. En ce cas, c’est autre chose, je vous entends. Il était de 15 piastres ou 75 francs par tête, les gras comme les maigres; moi je ne prends que les gras, et je laisse les maigres aux Anglais. » Ainsi répondait imperturbablement à chaque voyage, en vrai diplomate, le commandant du Mascarcignes; puis il reprenait bravement la mer avec son vapeur, vieux navire retraité qui finit noblement sa carrière en important bon an, mal an, de Madagascar à La Réunion, cinq ou six mille bœufs, plutôt maigres que gras, quoi qu’en dise le capitaine Durand.

L’ultimatum du commandant Dupré rejeté dans les circonstances que l’on connaît, le traité de commerce et d’amitié avec la France déchiré pour ainsi dire à notre face, deux voies seules nous étaient ouvertes : obtenir par le canon vengeance de l’insulte qui nous était faite, envoyer des prunes contre le fort de Tamatave, comme le disait spirituellement la princesse Juliette, ou nous retirer. M. Dupré, obéissant sans doute à des instructions secrètes, où cependant l’on n’avait guère pu prévoir les événemens qui venaient d’avoir lieu, préféra suivre la seconde voie, et la mission scientifique de Madagascar dut se débander. Une partie rentra à l’île Bourbon, puis en France; l’autre, conduite sur la côte ouest vers Bavatoubé, où existent des gisemens carbonifères très intéressans, ne tarda pas à suivre ses devanciers, et bientôt il ne resta plus aucun de nous dans ces parages de la mer des Indes que nous avions cru un moment sillonner en pionniers de la science et de l’industrie. Au moins avions-nous mis à profit les deux mois passés à Tamatave en parcourant presque chaque jour, grâce à une sécurité complète, la ville et les environs, le fort et le camp des soldats, visitant les traitans, les pères jésuites, les officiers malgaches, observant les mœurs et les usages du pays, et, comme on l’a vu, assistant même à des fêtes nationales, faisant enfin dans l’intérieur de la province quelques excursions pleines

  1. « Je chauffe et je ne chauffe pas, répondit-il un jour au commandant de l’Hermione, qui devait lui remettre ses dépêches pour le lendemain et qui voyait un noir panache de fumée se dégager de la cheminée de ses chaudières, — je chauffe et je ne chauffe pas. Ces brigands, ajoutait-il en désignant les marchands de bœufs de Tamatave, veulent me faire payer leurs bêtes cinq piastres de plus par tête. Je leur ai dit que j’en avais à Mananzary, dans le sud, pour le prix que je leur propose, et je fais mine de chauffer pour le départ; mais c’est feu de paille, et non de charbon. Tout ce qu’il me restait de vieux foin de mon dernier voyage, je l’ai jeté sous mes chaudières. L’Hermione, c’est ma mère, et je me garderai bien de partir sans aller prendre ses lettres. »