Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teurs antiques par leur côté moral et pour s’en approprier les vérités générales, ne répond-elle pas tout à fait aux tendances même de notre littérature, la plus pratique, et, pour parler comme les anciens, la plus humaine de toutes, celle qui semble avoir eu, plus que toutes les autres, le souci de s’appliquer à la vie, et le désir d’analyser finement les passions afin d’arriver à les conduire? Il n’est donc pas surprenant que la France, qui se retrouve dans cette éducation, l’ait jusqu’ici fidèlement conservée, et que, quoi qu’on dise, elle éprouve une grande répugnance à s’en défaire.

Je ne veux insister que sur un seul des services qu’elle nous a rendus. C’est elle surtout qui a fait de la France une nation lettrée. Chez presque tous les autres peuples, la littérature n’est que le divertissement de quelques esprits délicats. Nulle part elle n’entre aussi profondément que chez nous dans la vie de tout le monde; nulle part elle n’a pour tous, comme en France, une importance sociale. Cette importance, à quoi la doit-elle, sinon à la diffusion de l’éducation classique? Il faut descendre bien bas dans notre bourgeoisie pour trouver des gens qui n’aient pas fréquenté quelque temps nos collèges et expliqué au moins quelques pages de latin. Si peu qu’ils en connaissent, cela suffit pour éveiller dans leur esprit quelques instincts littéraires. Ce sont, je l’avoue, des instincts encore bien vagues et qui sommeillent confusément en eux, tant qu’on les laisse à eux-mêmes, à leur entourage vulgaire, à leurs affaires de tous les jours; mais qu’on les place en présence de quelque chef-d’œuvre, ou mieux encore qu’on les réunisse, aux heures de repos, pour entendre quelque pièce de théâtre, ces instincts se réveilleront alors, ils se fortifieront par cette sorte de communication réciproque qui, dans les grandes assemblées, s’établit confusément de l’un à l’autre, et l’on aura un public lettré. Le principal service que l’éducation classique ait rendu à notre littérature, c’est de lui faire un public capable de la comprendre. Les matelots et les maquignons ou, comme on disait alors, les puants (stinkards) de Black-Friars, qui sous la reine Elisabeth formaient l’auditoire ordinaire des théâtres de Londres, ne savaient pas lire. A Paris, le clerc qui allait pour quinze sous siffler l’Attila de Corneille avait fait ses classes, ou à peu près. Il fallait s’y prendre différemment pour le satisfaire. Encore aujourd’hui, malgré bien des déchéances, la France est peut-être le seul pays au monde où la littérature ait un véritable public; c’est le seul où, au-delà d’un cercle restreint d’esprits cultivés, on ait souci des qualités littéraires, le seul où il existe vraiment un théâtre. L’Europe le reconnaît bien. Aussi, malgré tous les motifs qu’elle a de nous en vouloir, elle continue de nous emprunter, non-seulement, comme disait Voltaire, nos tailleurs et nos cuisiniers,