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pouvait paraître aux hommes de main-d’œuvre inspirée par des intérêts de classes opposés à leurs propres intérêts. Or rien à notre époque n’est plus odieux et plus intolérable qu’une législation de classes qui semble armer certains groupes d’intérêts contre d’autres groupes, qui retire aux uns la liberté légale, lorsqu’elle ne peut enlever aux autres la liberté de fait. De là naissent des inégalités qui révoltent le sentiment moral, des malentendus terribles et d’abominables haines sociales dont on a vu de nos jours encore les conséquences désastreuses.

Plus de législation de classes! telle est la devise au bruit de laquelle il faut, suivant nous, saluer la réforme de la loi sur les coalitions. La réforme qui se discute aujourd’hui, nous ne nous le dissimulons point, est fort incomplète encore. On donne aux ouvriers une liberté dénuée des libertés corrélatives qui pourraient seules la rendre efficace. Dans la discussion du corps législatif, tout le monde, les adversaires comme les partisans du projet de loi, a été frappé de cette inconséquence, de cette contradiction, de cette lacune. Le projet de loi maintient encore une spécialité de délit et de pénalité pour les faits reprochables dont les coalitions peuvent être l’occasion, au lieu d’abandonner la répression de ces faits au droit commun. Quant à nous, jamais nous ne nous associerons à cette manie, pour ainsi dire scolastique, qui porte l’esprit français, en matière de législation, à diviser et subdiviser en classifications arbitraires des faits semblables, qui se rangent naturellement et logiquement sous les prévisions générales de la loi commune. C’est avec cet esprit de classification subtile que l’on embrouille tout, qu’on envenime tout dans notre législation politique, et qu’on en est venu dans la pratique à nous ravir ou à nous chicaner les droits naturels proclamés par la révolution française. Mais, sans nous arrêter à cette inconséquence, la liberté de coalition peut-elle sérieusement exister sans la liberté de réunion et la liberté d’association? Comprend-on que des masses d’ouvriers puissent se coaliser sans se réunir, et puissent donner à leur coalition la sanction du refus de travail, s’ils ne se sont pas mis en mesure, par des associations organisées d’avance, de fournir aux voies et moyens du chômage? On a beaucoup parlé, à propos du présent projet de loi, de la liberté qu’ont les ouvriers anglais de se coaliser. Cette liberté est bien réelle pour les ouvriers anglais, mais c’est parce qu’ils trouvent, comme tous les citoyens, dans les libertés de réunion et d’association le moyen de l’exercer. Il n’y aurait point de strikes en Angleterre sans l’existence préalable des trade-unions. Toute la force des strikes résulte des subsides que les ressources des trade-unions leur permettent de fournir aux ouvriers coalisés. Voilà les libertés et les moyens d’organisation qui feront défaut en France aux ouvriers, et qui rendront pour eux illusoire la loi actuelle. Nous ne sommes cependant point de ceux qui voudraient voir échouer ce projet de loi sous prétexte qu’il est incomplet. Une fois cette loi en vigueur, si les ouvriers n’en peuvent tirer les avantages