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être et satisfaction. Le livre ne dérangeait rien en moi et ne diminuait rien autour de moi. C’est le propre des belles choses de vous faire vivre doublement. Cela tenait aussi à la nature du livre. Les récits d’événemens, les luttes de passions, emportent l’esprit sur un point donné de l’agitation humaine. Tu sais que certains romans anglais, dont je n’ai certes pas envie de médire, Jane Eyre, Copperfield, la Femme en blanc, etc., nous ont fait faire parfois cent lieues en chemin de fer, côte à côte, sans nous rien dire, sans rien voir devant nous, sans rien entendre autour de nous. Séduction et habileté de l’art! Mais ce grand livre que je tiens aujourd’hui appartient à de plus hautes régions de la pensée. Il vous appelle à la recherche des choses du ciel. C’est le génie humain déifié. C’est un hommage rendu à William Shakspeare et signé Victor Hugo.

Les poètes ne sont pas toujours des penseurs; mais celui-ci ne semble admettre au rang des poètes vraiment grands que ceux qui pensent profondément. Il établit une sorte de pléiade de morts illustres, et si l’on peut souhaiter de la voir plus complète, du moins on n’est tenté d’exclure aucun de ses élus. Mais là n’est pas le but de sa recherche : il soulève une question bien plus grande, une question qui, tu vas t’en souvenir, nous a bien souvent préoccupés, toi et moi. La science, disions-nous, marche toujours. Le moindre écolier d’aujourd’hui surpasse, dément et annule les plus illustres savans du passé. Ceux de ce matin redressent déjà ceux d’hier soir. La science passe sa vie à trouver.

Et pourtant nul poète, nul artiste des époques civilisées ne peut se vanter de surpasser ceux des âges primitifs et des époques barbares. Orphée sera toujours Orphée. Dante ne détrône pas Eschyle; Shakspeare n’est pas dépassé par Corneille; le Parthénon reste sublime modèle en face de la renaissance, réminiscence sublime. Les moyens de l’art progressent, le génie de l’art ne progresse pas. On sait mieux orchestrer un opéra qu’au temps de Haendel ou de Pergolèse; l’harmonie des vieux maîtres n’a pourtant pas besoin d’être complétée ou rafraîchie. Augmenter la puissance du son n’ajoute rien à l’idée. Il est bon qu’on puisse faire apparaître de véritables spectres sur la scène, mais cela n’ajoute rien à la terreur morale de l’apparition de Banquo.

Tu en concluais quelquefois que l’homme n’est pas perfectible. Mon cher enfant, tu vas être bien fier : tu avais raison; mais j’avais raison aussi de m’obstiner à voir le progrès dans l’homme. Ecoutons Victor Hugo,

Il nous démontre admirablement, et sans réplique, que, par un côté de son être, l’homme acquiert toujours, tandis que par un autre côté tout lui a été acquis dès le premier jour de son apparition sur