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passant fière et bruyante, ou se résumant solennelle et recueillie à travers la mystérieuse genèse des terrains primitifs.

Un jour d’entomologie, — vous étiez trois, — vous avez découvert ici avec des cris de triomphe et des convulsions de surprise je ne sais quelle noctuelle africaine qui ne vit que sur les myrtes, et qui daigne vivre ici sur les buis. L’an passé, un jour de botanique, j’ai salué avec plaisir la jolie fleur scilla bifolia qui bleuissait à côté de la majestueuse primevère elatior. Cette année, en montant au-dessus des premières vasques cachées du ruisseau, j’ai découvert, sans convulsions de surprise, et avec une modestie de bon exemple dans le triomphe, scilla italica. Oui-da! vous ne m’écraserez plus sous la gloire de vos conquêtes! La scille de l’Apennin a daigné se montrer à moi en grandes touffes riantes et fraîches sur ce vieux terrain celtique, et j’ai été saisi d’un si grand respect que je n’en ai pris ni une fleur ni un caïeu. Quand la nature vous admet à ces fêtes secrètes, quand elle vous sert un mets exceptionnel, inattendu, invraisemblable, il faudrait bien ne pas commencer par le mettre dans sa poche comme un convive famélique qui dépouille son hôte. En revoyant la grande touffe de primevère que, l’année passée, j’ai laissé tourmenter par le trop de zèle de Moreau, j’ai éprouvé un remords. Tout ce petit jardin, qu’elle s’était fait sous le goutte à goutte du ruisseau, a souffert, et les hampes sont de moitié plus courtes. Si j’étais scille ou primevère, et qu’on m’arrachât ainsi mes enfans, je me plaindrais à Dieu.

J’ai redescendu la corniche tout honteux de ce dégât, et tout fier d’avoir respecté la grande scille.

De ce point du rivage, la Creuse tourne encore et s’enfonce dans cette haute coupure sans roches apparentes qui en elle-même n’est belle que de mouvement; mais tu sais comme elle s’embellit aux approches du soir, quand elle plonge tout entière dans une ombre vaporeuse d’un bleu suave. L’heure était venue, car, à compter les arbres et les fleurs de la corniche, j’avais été d’un train à faire une lieue à la journée. Les peupliers du moulin avec leurs jeunes feuilles se découpaient en nuages d’or sur cette ombre. Derrière moi, tout le paysage avait changé; toute la splendeur répandue en traînées de flammes sur les masses d’arbres et de rochers était devenue profil sur leurs flancs. Les nimbes de lumière s’étaient changés en flèches. L’eau était si transparente que l’on voyait au fond, sur le sable, la trace des griffes de la loutre et tout le plan de sa chasse aquatique. Le bateau était sur l’autre rive, et je ne voulus pas faire faire à mes hommes ce long détour pour l’aller chercher. D’ailleurs c’est un bateau neuf; ce n’est plus ce bon vieux bac si moussu et si vaseux que les gratioles et les boutons-d’or y fleurissaient en paix, et s’en allaient, voyageant avec ce terrain de leur choix, d’une rive à