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porte un grand bien-être, beaucoup de parfums dans la tête et d’harmonies dans les oreilles. Il n’y a pas jusqu’aux grelots rhythmiques de ces petits chevaux flancs qui ne m’aient bercé d’une riante chanson. Au fond de tout cela sans doute il y avait l’impression produite par le livre; je ne sais quoi de fort émane pour moi de ces grandes audaces de personnalité. Je ne les ai pas, tout le monde n’a pas le droit de les avoir; mais j’aime à regarder ces ouragans et à me sentir calme avec la compréhension de l’impétuosité. D’où vient? Je ne sais. Je ne suis plus dans l’âge où l’on se plaît à l’analyse de soi-même. Tu verras dans quinze ans que l’on se plaît davantage en dehors de soi quand le lointain se dessine. On devient presbyte, on ne saisit plus les choses de bien près; en s’éloignant, elles se massent et s’harmonisent. On est détaché de ce qui paraissait important, on apprécie ce qui effrayait. La rumeur de certaines choses s’assourdit beaucoup. Quelque chose qui est au-delà de la vie vous appelle d’une voix faible et douce qui vous donne envie d’avancer sans tant regarder à droite et à gauche.

Victor Hugo est resté le plus jeune de sa génération. Il est encore violemment ému des clameurs humaines, à ce point qu’il semble ne pas distinguer les petites des grandes. Un jardinier qui traite les rossignols de vilaines bêtes l’irrite autant que Saturne dévorant ses enfans; heureux privilège de cette jeunesse exubérante! il a au service de son indignation autant d’éloquence pour maudire l’un que pour railler l’autre. Il n’est pas de ceux dont on peut dire : Vous verrez qu’il se calmera! non; il se jouera toujours avec la foudre. C’est son élément. Il aura passé sa vie à foudroyer, frappant quelquefois à faux, mais toujours fort, oubliant Mozart aujourd’hui, ne pardonnant peut-être pas demain à Goethe. Mais que de vers sublimes, que de prose magnifique, que d’images éblouissantes, que de vigueur et d’abondance nous aurions perdus, s’il se fût laissé tout doucement vieillir !

La Creuse, notre grand torrent, ne se calme pas du tout. Il gronde aujourd’hui comme il y a vingt ans, et nous ne souhaitons pas du tout qu’il s’apaise. Nous ne saurions courir aussi vite que lui; mais nous aimons passionnément à le regarder passer. Il y a encore des gens qui n’aiment pas le bruit des gaves et qui se signent quand l’éclair brille. Ne leur cherchons point querelle; on n’impose pas l’admiration. Demandons seulement à ceux-là de nous laisser admirer ce qui nous plaît et de ne pas voir dans le torrent qui rugit ou dans l’orage qui flamboie de complot tendant à renverser le majestueux équilibre de la création, de la critique ou de la société.


GEORGE SAND.

Nohant, 25 avril 1861.