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du chargé d’affaires se recommandent particulièrement à notre attention, et, sous certaines réserves, à notre confiance. L’autre narrateur, moins officiel, puisqu’il est protégé par l’anonyme, porte une responsabilité plus légère. On s’aperçoit tout de suite, à la familiarité spirituelle de ses confidences, qu’il entend bien user, sinon abuser, des libertés du masque, et, sans prendre toutes celles que tel voyageur français facile à nommer ne se refuserait certainement pas, il s’aventure, pour un diplomate, assez près des limites périlleuses.

Au reste, tout est relatif : on peut confier plus de paroles à l’écho, lorsqu’il les répète à plus longue distance. Le shah ne lit pas l’anglais : les Mille et une Nuits, avec nos journaux illustrés, suffisent à défrayer ses loisirs. Pourquoi craindrait-on de le blesser par quelques révélations indiscrètes dont personne autour de lui n’oserait, à coup sûr, rebattre ses oreilles? Allez donc bercer de propos désagréables un prince qui par un simple geste, — en élevant horizontalement à la hauteur de son menton sa main posée à plat, — vous ferait étrangler ou décapiter ad libitum, séance tenante[1]!

Ici, et au moment d’entrer en matière, un léger scrupule nous arrête encore. Nous avons parlé de deux narrateurs différens; mais après tout ce n’est là qu’une hypothèse. En compagnie diplomatique, il est défendu d’être naïf, et si par hasard nous avions affaire au même écrivain s’offrant à nous sous la double face de Janus, sérieux et circonspect dans les pages à dédicace, audacieux et humoristique lorsqu’il dépose son habit brodé, nous lui fournirions belle matière à plaisanterie. Pourtant cette identité nous étonnerait. Si grande que puisse être la différence entre le négligé de l’anonyme et l’apprêt de l’œuvre signée, nous avons ici, — autant qu’un étranger peut voir clair en ces délicates questions, — deux esprits très distincts, quoique de la même famille. Celui qui a confié au recueil hebdomadaire de Charles Dickens ses esquisses légèrement touchées nous paraît avoir plus de poétique abandon et de fantaisie en plein essor. L’auteur du Journal obéit à des tendances plus « utilitaires, » pour nous servir de l’un de ces mots qu’il déclare antipathiques à sa nature. Il va plus droit au fait, et, sans quitter le ton de la causerie, sans se refuser le trait d’observation comique ou la

  1. Une conversation curieuse entre sir John Malcolm et le shah de Perse prouve que ce glorieux privilège est celui auquel les monarques orientaux attachent le plus de prix. Après s’être fait expliquer les droits constitutionnels du roi d’Angleterre : « Peut-être un pareil pouvoir est-il durable, disait-il à l’envoyé britannique; mais il n’offre pas de grandes jouissances. Le mien n’a de limites que ma volonté... Je puis faire couper la tête à tous ces personnages, même aux plus éminens, continuait-il en désignant ses principaux officiers... N’est-ce pas vrai, ce que je dis là?» Et celui qu’il interrogeait répondit prosterné : « Idole du monde, rien de plus facile, si cela peut vous être agréable. »