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modèle de résignation, qu’elle rendait responsable de tous les dés- agrémens du voyage. Ce fut ainsi que le 6 août, vers cinq heures du soir, on arriva devant l’embouchure du Rhion. Là s’élève une assez misérable bourgade infestée de moustiques et d’autres insectes, ravagée par la fièvre, sur une plage basse où déferlent au moindre souffle du vent les flots d’une mer furieuse. Telle est Poti, dont l’unique hôtel était tenu par une de nos compatriotes. Mme Jacquet, arrivée de Tiflis et engagée pour trois ans par le gouvernement russe, qui sans doute subventionnait son industrie. La pauvre femme réclamait en vain la résiliation anticipée du contrat qui l’obligeait à rester dans cette jungle pestilentielle.

Le 8 août seulement, après trente-six heures de pluie consécutives, le petit bateau à vapeur qui remonte ordinairement le Rhion jusqu’à Marand put faire franchir au voyageur les vingt premières verstes de cette traversée, qui en compte quatre-vingt-quatre. L’état de la rivière ne lui permettait pas de pousser plus loin. Il fallait donc, ou s’embarquer, pêle-mêle avec la troupe italienne, sur une grande barge sans abri contre les ardeurs du soleil et contre les mortelles rosées de la nuit, ou profiter des chevaux cosaques et de l’escorte que le chef de la station avait offerts au recommandé du prince Labanof. Disposé tout d’abord à s’apitoyer sur le sort des pauvres artistes nomades qu’il laissait derrière lui, le diplomate eut bientôt à se préoccuper de sa propre infortune. La selle cosaque où l’on est à califourchon sur deux planches du bois le plus dur, entre deux pointes aiguës situées à l’avant et à l’arrière, lui faisait amèrement regretter de n’être pas né avec le cuir d’un rhinocéros. Il n’en fallut pas moins galoper et trotter dix-huit verstes durant jusqu’à la villa du prince Micadza (fils de Michel), où en l’absence du maître son compagnon et lui reçurent une hospitalité d’ordre composite. Sur des sofas recouverts de toile peinte, — et faute de lit, bien entendu, — on pouvait s’envelopper de magnifiques couvre-pieds brodés, beaucoup trop épais pour la saison, et qui n’en étaient pas moins des barrières insuffisantes contre les myriades d’insectes acharnés après les malheureux voyageurs. L’accueil était excellent, mais le vin pouvait à peine se boire. L’intendant, jeune Mingrélien de la plus belle figure et de la physionomie la plus imposante, avait ébloui ses hôtes par son air grave et son attitude patriarcale; ils s’aperçurent trop tard, après lui avoir donné double gratification, qu’il leur manquait un mouchoir de soie. Sur les bords du Rhion, qu’ils côtoyaient au galop, ils rencontrèrent un cortège équestre digne du temps d’Ivanhoe : deux princesses russes, dont l’une, montée sur un beau palefroi, vêtue de soie noire, couverte de bijoux et belle encore malgré ses trente-cinq ans sonnés, était suivie d’une jeune fille, à cheval comme elle, portant la queue de sa robe. Trente magnifiques