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voque la fièvre, et néanmoins obligé d’avancer, coûte que coûte, tantôt pour ne pas rester en plein désert, tantôt pour ne pas affamer son escorte, tantôt sous le coup des plus menaçans pronostics. Les zawwar ou pèlerins qui, tout le long de l’année, affluent vers Meshid, la ville sainte, jetaient d’étranges regards et parfois d’étranges imprécations au « Nazaréen, » qu’ils voyaient si bien entouré de topchis (artilleurs) et de shamkhalchis (carabiniers à pied), sans compter quatre-vingts cavaliers du shah, dont l’un portait l’étendard royal ; mais en somme, trouvant leur compte à voyager en si sûre compagnie, ils venaient se joindre à la caravane, qui bientôt se trouva grossie de quatre ou cinq cents individus des deux sexes. Devant cette foule secrètement malveillante, ne fallait-il pas faire bonne contenance, masquer d’un front calme l’angoisse intérieure, dompter la plainte, forcer la fièvre à sourire, à écouter, à répondre? Il vint un moment, — entre Shâhrûd et Naishapore[1], — où le mal sembla devoir rester vainqueur. Frémissant de la tête aux pieds, la face et les mâchoires envahies par un tic convulsif, pris d’intolérables douleurs dans la région des reins, le voyageur sentait se former sur toutes les parois de sa bouche desséchée une espèce de voile qui menaçait de fermer passage à l’air. Il profita du peu de voix qui lui restait encore pour demander au chef de son escorte « de lui donner quelques gouttes d’eau et de le laisser ensuite mourir tranquille. » Mutallib-Khan, loin d’obtempérer à cette requête funèbre, commanda aux muletiers de presser le pas, et, mêlant les menaces aux prières, hâta de son mieux la marche, car il songeait avec terreur à la responsabilité qu’il encourrait, si le sahib venait à « passer » entre ses mains. Celui-ci finit par se jeter hors de sa litière et se fit porter à force d’instances dans l’enceinte ruinée d’un antique imamzadah, où il demeura plusieurs heures à peu près sans connaissance, étendu sur la terre nue. On parvint enfin à se procurer de l’eau, et le khan prépara du thé. Le malade en avala coup sûr coup plusieurs tasses, et le soir même se remit en route, monté sur un cheval frais. Ceci se passait le 28 août, et il n’atteignit Naishapore que le 4 septembre. Un de ses compatriotes l’y attendait heureusement, le colonel Dolmage, un des principaux Européens au service du shah. Il était accouru de Meshid (cent vingt milles de distance) au secours du voyageur, qu’on lui avait à bon droit représenté comme moribond. Ses soins intelligens l’eurent bientôt remis en état de marcher en avant, et deux jours après ils repartirent ensemble pour Meshid, où ils firent une entrée presque solennelle dans un carrosse à six chevaux que le mashiru’d-daulah prit soin d’envoyer à leur rencontre.

  1. A la frontière du Khorassan, non loin du Pul-i-Abrishim ou Pont-de-Soie.