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d’acheter leurs anciens maîtres en attendant qu’ils les dépossèdent. L’Osmanli s’étonne et s’attriste de ces changemens, contre lesquels il se sent impuissant à réagir. « Mach’Allah ! » disait un vieil effendi à un négociant grec de Salonique, vous autres, ghiaours, vous êtes logés dans des palais, tandis que nous, musulmans, nous habitons des masures ! Vous allez dans les rues parés de riches habits, tandis que nous portons des caftans rapiécés! Vous êtes des pachas, nous sommes des derviches! » Puis il murmurait tout bas : «Pourquoi non, si Dieu le veut? »

Cette résignation d’une philosophie indolente ne date pas d’hier. « Efendum — disait le reiss-efendi Ismaël-Bey au baron de Tott, quelque temps après l’ouverture de la campagne de 1788, dont le début ne fut pas heureux pour les Turcs, — supposons un ou deux revers encore comme celui que nous venons d’éprouver : où pensez-vous que cela nous conduise? » Alors Tott, lui montrant par la fenêtre les minarets de Scutari, qui dominaient la côte d’Asie : « Là, vis-à-vis, » répondit-il. — « Eh bien! donc, mon ami, répartit le bey, il y a là des vallons délicieux; nous y bâtirons de jolis kiosques[1]. »

Ainsi ce qui reste aujourd’hui des Turcs, ce n’est guère qu’un corps politique; ils sont ce qu’ils étaient en Égypte au temps des mamelouks, avant 1830 à Alger, un gouvernement, une administration, une armée : ils ne sont pas un peuple. Tôt ou tard cette anomalie doit cesser, car rien de contradictoire ne peut durer, et c’est là justement le nœud de ce qu’on appelle la question d’Orient. Mutilée, mais encore debout, convoitée par d’ambitieux voisins, ou battue sans relâche par le flot montant des nationalités, cette puissance, qui projette son ombre de l’Euxin à l’Adriatique, est un perpétuel sujet d’inquiétude pour l’Europe, dont elle menace l’équilibre. Qu’elle s’écroule subitement demain, elle laissera par sa disparition un vide profond et dangereux à l’extrémité sud-est de l’Occident. Il faut parer à ce double danger, mais par quels moyens? Les uns disent : Rien de plus simple, le malade agonise, prenons patience quelques jours, et en attendant avisons à nous partager au moment donné l’héritage. D’autres sont plus expéditifs : ils déclarent dès à présent l’ouverture de la succession et convient l’Europe au partage. Ces vues ne sont pas nouvelles. Moins d’un siècle après les premières capitulations, alors que le chancelier Bacon, dans son dialogue de Bello sacro, déployait toute sa dialectique pour prouver que les Turcs étaient hors la loi des nations, un diplomate français, le comte de Brèves, qui avait joué un rôle considérable dans le Levant, adressait au roi Louis XIII un mémoire où

  1. Mémoires du baron de Tott.