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gues de ses ennemis, il saute dans une barque avec deux ou trois de ses compagnons et aborde à Semlin, sur le territoire autrichien (3 octobre 1813). C’est ce coup de tête soudain et inexplicable qui a pris place dans l’histoire sous le nom de fuite de Kara-George. L’impression qu’il produisit dans le pays fat immense, désastreuse, au témoignage de tous les écrivains nationaux. «Lorsque cette nouvelle, Kara-George s’est enfui en Autriche, passa comme un éclair dans toute la Serbie, un seul cri lui répondit : Sois maudit ! » Une pesma (chanson populaire) contemporaine de l’événement, traduite par M. Dozon, consul de France à Mostar, fulmine les mêmes imprécations : « George Pétrovitch, où es-tu en ce jour? Puisses-tu n’être nulle part (être mort) ! Si tu bois du vin à la mechana (cabaret), puisse ce vin s’écouler sur toi de tes blessures (se changer en sang qui coule de tes blessures)! Si tu es couché au lit près de ta femme, puisse ta femme rester veuve! » Plus loin le blâme est tempéré par l’espérance du retour prochain. « Ma sœur en Dieu, vila (fée) de la Save, répond George Pétrovitch, salue de ma part ma Choumadia et mon parrain le knèze Miloch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages. Je lui enverrai de la poudre et du plomb et des pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m’en vais vers le tsar des Moscovites pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas pour que je visite la terre de la Choumadia, et à Topola ma blanche maison. » Kara-George ne revint, hélas! que pour périr d’une mort misérable, sur laquelle plane encore une obscurité mystérieuse (1817). Heureusement un second chef, un autre libérateur, était là pour prendre la place de George le Noir; c’était Miloch.

Miloch survécut près d’un demi-siècle à son émule. Ses restes reposent aujourd’hui dans la cathédrale de Belgrade. Toutefois ce n’est pas dans cette ville qu’il est mort, mais dans une petite campagne qu’il possédait aux environs, à Topchidéré, et où il aimait à passer l’été. J’ai visité à Topchidéré la maison de Miloch. On m’a montré la chambre où il a rendu le dernier soupir, et qui garde encore la trace de son séjour. Il semble, tant cette trace est récente, tant les objets sont en harmonie avec le personnage tel que l’imagination se le représente, qu’on va le voir se lever du divan où il expira, et se dresser, comme autant de fantômes, les mille incidens de cette carrière si remplie et si agitée.

Ce n’est pourtant pas à Topchidéré qu’il faut chercher le vrai Miloch. Au moment où il franchit le seuil de cette demeure, il a cessé d’être lui-même. Replacé par une révolution inattendue sur le trône d’où il était tombé vingt ans auparavant, Miloch semble avoir compris que son rôle politique est fini. Ce n’est pas en vain que depuis longtemps il a dépassé le terme ordinaire de la vie humaine.