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vez-vous que voilà quatorze mois que dure mon exil, et quel exil! » Nous traitâmes ensuite la question politique à un point de vue général : ses paroles, où se trahissait un secret découragement mal dissimulé par la réserve du diplomate, annonçaient pourtant une certaine indépendance d’idées et un esprit de conciliation que j’aimais à rencontrer chez un Turc. La plupart des Serbes haut placés manifestent la même sagesse, la même tolérance. L’un d’eux me disait, quelques jours avant mon départ de Belgrade : « On nous juge mal en Europe, si l’on croit que nous voulons faire un mauvais parti aux Turcs; nous ne voulons pas même les chasser d’ici. Nous ne demandons pas à être seuls, mais à être maîtres chez nous. Nous demandons que la terre où nous sommes nés, que nous avons reconquise au prix de notre sang, nous appartienne en propre; que l’étranger ne possède pas les clés de notre maison. Après cela, s’il plaît aux Turcs de continuer à résider en Serbie, en restant, bien entendu, soumis à nos lois, nous n’y trouvons pas à redire; loin de là, nous tâcherons de leur rendre le séjour commode : nous leur bâtirons au besoin des mosquées, comme nous avons bâti des églises pour les catholiques, un temple pour les protestans, une synagogue pour les Juifs. Nous les voulons bien comme hôtes; nous les répudions comme dominateurs. »

Il est certain que les Serbes détestent moins la présence des Turcs que leurs prétentions, leurs empiétemens, leur persistance à ne voir dans la Serbie qu’un fief de l’empire, à se considérer comme les souverains d’un pays où ils ne peuvent pas même voyager sans un permis de l’autorité locale. Les préjugés religieux ont ici bien moins de force qu’on ne le suppose en Europe; musulmans et chrétiens vivraient, je pense, en bon accord, si la question politique était tranchée définitivement. La recrudescence d’animosité ne date que de la lutte dernière. Avant le bombardement de Belgrade, des liens de commerce, d’affaires, d’amitié, s’étaient formés à la longue entre les indigènes et les musulmans établis dans la ville, et dont quelques-uns même ne parlaient que la langue du pays. Un fait emprunté à l’enquête publiée en 1861 par ordre du gouvernement serbe prouve que, au moment même où le conflit allait s’engager, la force de ces liens suffisait parfois à dominer les excitations du fanatisme. L’attaque commença le dimanche 16 juin, veille du bombardement. « Le vendredi 14, un Turc, nommé Méhémed, qui faisait le commerce des tabacs, dit à son associé serbe, Constantin Blagoïévitch, en lui montrant deux caisses remplies de poudre : «Constantin, après-demain, demain peut-être, il y aura du sang. Tiens, voilà un fusil et de la poudre. Dès que l’affaire aura commencé, enfuis-toi. » Le 15, dans l’après-midi, il lui réitéra son avertissement, en ajoutant : « Notre religion nous défend de tuer