par hasard ? étais-je pris dans un réseau invisible et inextricable ? Tandis que je me livrais à ces tristes réflexions, la cloche du bateau annonça la station de Greenwich. Je descendis à terre ; mon inconnue en fit autant, et me salua de la main en me disant : au revoir !
Cette singulière rencontre me fit songer au grain de sable de Pascal qui détraque tout un monde. Je compris que cette jeune fille venait de me transformer, et que désormais j’entrais dans un courant d’idées et de sensations qui m’étaient demeurées inconnues jusqu’à ce jour. Je ne savais ce que je voulais, mais je souffrais ; cela seul était clair pour moi.
J’étais à me débattre contre ces impressions nouvelles lorsque je reçus une lettre du baron, qui m’invitait à revenir au plus vite au château de Saverne. La commune de Montfort s’était avisée de m’intenter un procès à propos de quelques hectares de forêt. Ce n’était rien que quelques arbres de plus ou de moins ; mais de cette partie du bois qu’on nous contestait jaillissait une source dont les eaux précieuses alimentaient les bassins et les viviers de Saverne, et arrosaient une immense étendue de prairies qui faisaient le tiers du revenu de tout le domaine. Le litige était donc des plus graves, et le baron prétendait qu’après avoir donné tant de soins aux affaires de mon père, il lui paraissait raisonnable de ne pas négliger entièrement les miennes, que le château était un fief de famille qui, remis entre mes mains, devait y demeurer intact. Il abordait ensuite quelques-uns des points du procès, confessait son incapacité absolue en matière de procédure, et m’engageait, comme plus jeune et plus intéressé que lui dans l’affaire, à retarder au besoin mon départ pour l’Amérique, afin d’examiner moi-même la contestation.
Dans tout cela, pas un mot de la comtesse si ce n’est pour me dire qu’elle se portait à merveille, que l’air de Saverne lui était favorable sous tous les rapports, et que ma venue au château lui causerait très certainement une surprise agréable. Une surprise agréable !… Eh ! quoi ! était-ce bien là cette jeune fille qu’un collier de perles faisait tressaillir d’émotion lorsqu’elle pouvait supposer qu’il venait de moi ? Il est vrai que dans notre dernière entrevue elle était demeurée comme un beau marbre ; mais par combien de signes imperceptibles le volcan intérieur ne se révélait-il pas ? Le baron, derrière la tapisserie, lui soufflait son rôle, c’était une chose certaine pour moi. Une jeune femme n’est point ainsi, elle est plus calme ou plus emportée ; dans des situations aussi décisives, elle se dessine plus nettement. Si elle ne m’aimait pas, elle devait trop me haïr pour rester indifférente à ce point.
Je ne sais pourquoi je m’obstinais à sonder ce mystère. Était-ce la force brutale du fait ou l’influence diabolique du baron qui me