Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/509

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tendre enfance de la forte harmonie de Bach, esprit fin mais positif, Meyerbeer excelle à peindre les passions humaines qui éclatent dans un milieu historique bien défini. Les plaintes de l’amour dans sa divine innocence, les extases de la rêverie, les sanglots de la mélancolie, les élans de la prière sans un culte arrêté, toutes ces manifestations spontanées et lyriques de notre âme ne trouveraient pas, je pense, dans l’auteur de Robert le Diable un interprète suffisamment fidèle; mais que ces mêmes sentimens éclatent dans un ordre social qui en comprime l’essor, Meyerbeer écrira alors le quatrième acte des Huguenots, l’une des plus sublimes scènes dramatiques que l’on connaisse. Cette vive intelligence du jeu des passions dans la réalité de la société, cet art profond d’en combiner les effets par des masses chorales et instrumentales, ces sentimens vrais et profonds qui jaillissent du choc des péripéties comme jaillit l’étincelle du frottement des corps, enfin cette faculté de créer des types qui vivent sur le théâtre comme des êtres de Dieu, telles sont les qualités éminentes de l’illustre auteur de Robert le Diable et des Huguenots. Le caractère de la nouvelle partition qui succède à ces deux chefs-d’œuvre, c’est le sentiment religieux mêlé aux passions les plus violentes. On y sent partout le souffle d’une âme émue. Toutes les situations dramatiques indiquées par le libretto ont été saisies et rendues avec un grand bonheur, et s’il y a de temps en temps des lacunes et même des longueurs dans ce drame théologique où l’amour est sacrifié à des préoccupations plus sévères, c’est que le talent positif du maître ne trouve sa force que lorsqu’il doit peindre des caractères et des passions fortement accusés. Voyez par exemple l’admirable physionomie qu’il a su donner à Fidès, la mère de Jean. C’est là un type frappant de la femme religieuse, chaste et passionnée, qui n’a pu être créé qu’avec des souvenirs intimes et des émotions personnelles recueillis au fond du cœur[1]... Il est consolant de voir un grand artiste consacrer ainsi de nobles facultés à étendre les plaisirs de l’imagination; une nature moins forte et moins sérieuse que celle de Meyerbeer aurait pu s’endormir dans la gloire acquise, ou bien ne livrer au public que des œuvres moins importantes; mais l’auteur des Huguenots croit à la vérité de l’art, il la poursuit avec ardeur, et pourvu qu’il la saisisse et qu’il l’étreigne, peu importent le temps et les soupirs qu’elle lui a coûtés. Comme M. Ingres, comme tous les artistes qui ont foi dans la durée des œuvres vraiment belles, Meyerbeer se hâte lentement; il pense avec raison qu’on fait toujours assez vite quand on fait bien, et l’opéra du Prophète est un nouveau témoignage de cette ténacité féconde qui fait de Meyerbeer aujourd’hui le plus puissant des compositeurs dramatiques que possède la France.

La mort inattendue de cet illustre maître, qui était plus Français qu’Allemand, a ému tout Paris. Ses funérailles ont été dignes de la simplicité de sa vie. Une tenture noire, ornée d’écussons aux initiales du défunt, enca-

  1. Je faisais allusion ici à la mère de Giacomo Meyerbeer, et je ne me trompais pas.