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gardèrent pendant près de cent vingt ans. Marine Sanuto n’était pas de la branche qui rognait à Naxos : il était né à Venise et simple citoyen ; mais il était parent des ducs de Naxos. Cette parenté et le penchant de son esprit le poussèrent à s’occuper particulièrement de la politique de l’Orient, des moyens de recouvrer la terre sainte, ce qui était resté le sentiment populaire de l’Europe, et d’assurer à l’Occident, surtout à l’Italie, et dans l’Italie à Venise, la prépondérance sur la Méditerranée et la Mer-Noire.

On s’étonnera sans doute de nos jours de ce décret du sénat de Venise qui permettait aux Vénitiens d’aller se faire princes et ducs, s’ils le pouvaient, dans l’Archipel et dans les pays qui appartenaient encore aux Grecs. Pourquoi, si le sénat voulait achever au profit des Latins la conquête de l’Europe orientale et de l’Europe occidentale, pourquoi ne pas faire au nom de l’état vénitien une grande expédition nationale ? Pourquoi autoriser ces conquêtes individuelles, ces principautés particulières, ce morcellement de la souveraineté nationale ? Que dirions-nous si, au lieu de faire la guerre au nom de la France au Mexique et en Cochinchine, l’empereur Napoléon III avait fait un décret qui permît aux Français d’aller se faire au Mexique et en Cochinchine des principautés, des duchés, des comtés ? Y aurait-il eu beaucoup d’aventuriers hardis pour accepter cette permission d’aller se faire tuer ou d’aller se faire princes ? Ce n’est cependant ni l’ambition, ni la hardiesse, ni le goût de risquer le tout pour le tout et de jouer sa vie sur un coup de dé qui manquent en France ; mais chaque siècle a sa forme d’aventures. De nos jours, nous sommes prêts à courir toutes les aventures possibles et sous tous les climats, pourvu que ce soit au nom de l’état ; tout le reste nous semble chose étrange et presque coupable. Je me souviens toujours de l’étonnement que causa à tout le monde l’expédition aventureuse du comte de Raousset-Boulbon en Californie. Qu’allait-il faire là-bas ? Au nom de qui ? Sous quel drapeau ? Sous le sien ? Est-ce qu’un particulier peut avoir un drapeau ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un autre de nos compatriotes a, dit-on, été roi d’Araucanie ; mais il a pris soin de nous expliquer qu’il avait été élu par la population du Chili. Comme il y avait là une élection, un acte du suffrage universel, peut-être une constitution, cela nous a rassurés, et nous avons trouvé que l’aventure, bonne ou mauvaise, heureuse ou malheureuse, était dans les règles.

Ce qui trouble et déconcerte nos imaginations d’aujourd’hui paraissait tout simple à celles du moyen âge. Un gentilhomme levait une bande, partait pour l’Orient, et quand il prenait congé de ses amis, et qu’ils lui demandaient ce qu’il allait faire là-bas, il répondait, sans les étonner, qu’il allait conquérir une principauté. Et pourquoi se seraient-ils émerveillés ? Il y avait en Champagne, en