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peintres de Venise ont été de grands coloristes, nous ne pouvons rigoureusement pas exiger que nos peintres français soient condamnés pour toujours à des cacophonies de couleurs. Soyons justes, et reconnaissons sans réserve que dans l’œuvre de M. Gustave Moreau le cerveau, un cerveau intelligent et nourri, a eu autant de part que la main.

Si l’exemple donné par M. Moreau n’est point perdu, si ses confrères veulent comprendre que ce n’est qu’à force d’études, de travail, de comparaison, de conscience surtout, qu’on arrive à produire des œuvres dignes de subsister dans la mémoire des hommes et de résister au temps, un renouvellement radical peut se faire dans l’école française, et nous pourrons prétendre à un rang très élevé dans l’Europe artiste; mais si les vieux erremens sont suivis, si l’on sacrifie encore au facile plaisir d’avoir un succès passager, si l’on ne cherche, par l’agrandissement intellectuel, à idéaliser un art matériel par son essence même, nous nous attristerons de voir l’affaissement général, et pourtant nous n’en saurons pas moins un gré infini à M. Moreau de l’effort considérable qu’il vient d’accomplir seul, par le fait propre de sa volonté. Il a montré la route, le but et les moyens ; il ne s’agit maintenant que de l’imiter. Sa tentative en tout cas n’aura pas été stérile : n’aurait-elle servi qu’à lui-même, nous devons y applaudir, car souvent il suffit d’un artiste pour sauver l’art. Je me suis parfois imaginé qu’un critique désintéressé ressemblait à Diogène cherchant un homme; je remercie M. Gustave Moreau, car j’ai l’espérance que, grâce à lui, il sera bientôt permis d’éteindre la lanterne.

Il y a longtemps, à notre avis, que l’heure n’a été plus propice pour une rénovation. Les vieilles querelles d’école sont oubliées. Qui se souvient maintenant des classiques et des romantiques? Ils ont été rejoindre les neiges d’antan. Tout est dans le silence, on peut se recueillir; ce n’est pas le bruit extérieur, ce n’est point l’émotion des choses politiques qui peuvent aujourd’hui arracher les artistes à leurs études. La place est libre; hélas! la destinée implacable a frappé la France jusque dans ses gloires pacifiques : Delacroix, Pradier, Flandrin, Rude, Ary Scheffer, David d’Angers, errent dans les champs Élysées avec les âmes de Michel-Ange, de Titien et de fra Angelico; l’héritage d’Alexandre est ouvert, au plus digne! La Belgique, matériellement du moins, manie le pinceau avec plus d’habileté que nous; l’Allemagne sait concevoir, composer et dessiner; nous lui avons appris à peindre : elle est menaçante, et cette école de Dusseldorf, si sèche, si froide, si dure qu’on l’appelait l’école de fer-blanc, est de force en ce moment à lutter contre nos peintres les plus estimés. Les succès que