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habits déguenillés, avaient-ils lu, connaissaient-ils aussi bien que les lettrés les œuvres de Shakspeare? Non sans doute, mais il n’en était peut-être pas un seul parmi eux qui n’eût vu jouer quelqu’une de ses pièces dans un théâtre populaire, à Surrey, à Sadler’s Wells, au National Standard, et qui n’en eût instinctivement compris la beauté et la grandeur, il n’en était peut-être pas un seul qui n’entendît encore résonner à son oreille les vers qui l’avaient charmé, ou les plaisanteries qui l’avaient distrait de ses soucis et payé de ses fatigues. Pour aucun d’eux, Shakspeare n’était un inconnu, tant il y a d’affinités entre lui et le peuple, tant ses œuvres sont essentiellement nationales, tant elles plongent leurs racines au plus profond des couches populaires. En voyant cette assemblée presque tout entière ignorante et illettrée, mais enthousiaste, on sentait le lien qui existe entre Shakspeare et le plus ignorant de ses compatriotes. Après les savans, qui ont tant commenté ses œuvres, le peuple en donnait à son tour un commentaire imprévu et grandiose. Appelé par le choix bienveillant des Anglais à faire partie du comité national pour le jubilé de Shakspeare, j’ai vu bien des manifestations en l’honneur du poète. On ne lui a rendu nulle part d’hommages plus complets, plus sincères, ni plus émouvans que ceux que lui ont rendus les ouvriers de Londres, le 23 avril, à Primerose Hill.

Cette manifestation terminée, je n’avais plus de motifs de rester à Londres. Je désirais aller à Stratford, où je savais qu’on préparait aussi d’autres fêtes, et où m’attendaient des souvenirs plus précieux que toutes les fêtes. Un homme qui a dévoué sa vie à l’étude de Shakspeare, et qui, avec une rare persévérance, est parvenu à indiquer, à force de recherches et de découvertes, les lignes générales d’une biographie dont il retrouvera certainement un jour de nouveaux traits, M. Halliwell, avait bien voulu m’accompagner. Je ne pouvais souhaiter un meilleur guide. M. Halliwell connaît Stratford comme le prisonnier connaît sa cellule ou comme le pilote connaît la côte le long de laquelle il dirige les navires. Il n’y a pas une brique de la ville dont il ne sache la place et l’histoire. Nous partîmes ensemble de Londres par une belle matinée d’avril, nous passâmes devant la ville savante d’Oxford, dont les collèges gothiques laissent voir quelques créneaux, quelques fenêtres ogivales et voilées de lierre, quelques clochers hardis à travers les grands arbres des parcs qui les entourent, et le chemin de fer du Great-Western nous déposa, en quatre heures, à l’entrée de Stratford, à peu de distance de la maison où Shakspeare est né.

A mesure que nous approchions de Stratford, le pays, jusque-là un peu plat et un peu monotone, prenait plus de caractère, les mouvemens de terrain se multipliaient, les arbres se disposaient en groupes plus pittoresques. La verdure, cette verdure anglaise si