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l’influence démocratique favorisera sera, j’imagine, très aristocratique. L’art que le peuple encouragera, ce sera le grand art et non les mièvreries où se complaisent les époques fatiguées. La littérature que le peuple inspirera sera une littérature noble s’adressant aux hauts sentimens, et non une littérature frivole, consistant en jeux d’esprit et en tours de force d’exécution. Le style que le peuple voudra sera le français de grand aloi, simple, naturel, non cette langue maniérée, variable à tout vent de doctrine, que la fantaisie individuelle essaie de créer. J’espère de même que la démocratie future, sans entrer dans le détail de la science, en saisira d’instinct l’esprit et la portée. Elle éprouvera devant les savans le même sentiment que les Barbares éprouvaient à l’égard des saints, un sentiment de respect et d’étonnement, comme devant un secret qu’on ne perce qu’à demi. Le peuple comprendra que le progrès de la recherche positive est la plus claire acquisition de l’humanité, et que cette acquisition importe avant tout à ceux qu’elle délivre et ennoblit. Un monde sans science, c’est l’esclavage, c’est l’homme tournant la meule, assujetti à la matière, assimilé à la bête de somme. Le monde amélioré par la science sera le royaume de l’esprit, le règne des fils de Dieu.

Le principal motif qui porte d’excellens juges à craindre pour la haute culture les influences de la démocratie, c’est l’opinion très répandue que, pour se faire accepter du grand nombre, la science est obligée de se rapetisser. La vérité est qu’il y a deux manières de rendre la science accessible à tous : c’est de la prendre par son très grand ou par son très petit côté. Le milieu, qui est l’ordre des déductions spéciales, échappe à quiconque n’a pas d’études préalables. Les hommes d’exposition commettent d’ordinaire la faute, pour se mettre au niveau de leur public, de se rabattre sur les anecdotes, les analogies superficielles, les expériences voyantes, les mesquines applications; mais on réussirait beaucoup mieux en attaquant les plus hauts sommets, où toutes les vérités convergent et deviennent en quelque sorte de droit commun. Dans l’ordre des vérités religieuses, morales, philosophiques, je ne suis pas d’avis qu’il faille initier la foule à nos distinctions, à nos subtilités; mais je maintiens qu’il n’y a pas de vérité, si fine, si délicate, que tous ne puissent comprendre. Le travail par lequel on rend populaires les résultats philosophiques n’est pas un amoindrissement, mais bien une traduction. C’est une erreur capitale de traiter le peuple comme un enfant : il faut le traiter comme une femme. Un discours tenu devant des femmes est meilleur que celui qu’on tient en leur absence, car il est assujetti à plus de règles, il obéit à des exigences plus sévères. Ce qu’on écrit pour le peuple doit aussi se distinguer du reste