Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi une jolie collection de ces bévues qui portent chez nos voisins le nom de malapropism[1]. Qu’eût dit le docteur Thomas de ces frivolités compromettantes? Et quel dut être son désespoir en voyant son descendant indigne sortir de Cambridge sans avoir pris aucun des degrés académiques pour aller promener en Allemagne, à Weimar, alors un des centres intellectuels de l’Europe, près de Goethe, une des gloires du siècle, sa jeunesse étourdie et son goût pour la caricature! A vingt ans, et longtemps encore après qu’il eut franchi ce bel âge, Thackeray ambitionna la réputation éphémère d’un Gillray ou d’un Cruikshank. A Weimar, dans une petite colonie de jeunes résidens anglais qui s’y trouvaient momentanément établis, ses dessins humoristiques jouissaient d’une certaine faveur, et on put lui en montrer quelques-uns, recueillis dans certains albums vingt-trois ans plus tard, lorsque, déjà célèbre, il fit une seconde visite à la petite capitale saxonne. En 1830, époque de son premier séjour, ils y passaient, ses camarades et lui, une existence parfaitement agréable. Le grand-duc et la grande-duchesse aimaient à les voir figurer en costume de cour dans les réceptions officielles. Les charmantes filles du hof-marschall, le vieux M. de Spiegel, les accueillaient à des réunions plus intimes; on s’y rendait en chaise à porteurs par ces froides nuits où la neige rend les rues impraticables. Pour compléter son uniforme de courtisan, le jeune Thackeray avait besoin d’une épée; il acheta celle de Schiller et l’avait encore, comme un trophée, accrochée au mur de la chambre même où on le verra mourir.

Dans une lettre qu’il adressait longtemps après à M. G.-H. Lewes, le biographe de Goethe, il revient avec une certaine émotion sur ce chapitre de sa vie de jeunesse. Il se rappelle la « bataille de Vittoria » de Beethoven et le mouvement enthousiaste par lequel tous les auditeurs anglais se levèrent à la fois lorsqu’ils reconnurent l’hymne national, le God save the King, enchâssé dans « cet ouragan de musique sublime. » Il se rappelle Devrient jouant les traductions de Shakspeare et Mme Schroeder-Devrient chantant Fidelio. Surtout et avant tout il se rappelle son émotion lorsqu’il eut une audience du herr gemeinrath, de M. le conseiller de Goethe[2]. « Je fus reçu, dit-il, dans la petite antichambre de son appartement particulier,

  1. Ce nom particulier dérive de celui que Sheridan donna, dans sa comédie des Rivaux, à une brave femme, mistress Malaprop, choisie comme éditeur responsable de toutes ces impropriétés de langage.
  2. Il est intéressant de comparer ces souvenirs de Thackeray avec ceux de Félix Mendelssohn, qui datent justement de la même époque, et qui sont consignés dans les premières lettres de la correspondance inédite récemment traduite par M. A. Rolland. Les visites de J.-J. Ampère à Goethe datent aussi de ce temps-là, et chacun sait avec quel charme il les racontait.